«Avant, je gaspillais mon temps. Maintenant, j'ai trouvé ma famille. Je ne joue plus pour de l'argent. Je joue pour Dieu.»

En chemise vert fluo, cravate noire et gilet, Anestral Pierre sourit à pleines dents. Depuis qu'il met sa musique au service du Seigneur, l'homme de 32 ans a trouvé un sens à sa vie. Non seulement il est rentré dans le droit chemin, mais son groupe, C2J (Come 2 Jesus), connaît actuellement un certain succès sur la scène «konpa évangélique», nouveau style à la mode dans les églises protestantes haïtiennes.

Une mode plutôt inattendue, il faut dire. Car hier encore, la rencontre de la religion et des rythmes populaires haïtiens aurait été impensable. Les pasteurs de l'ancienne génération voyaient d'un très mauvais oeil cette musique «mondaine» associée aux boîtes de nuit et à la délinquance.

Mais les choses ont changé et les esprits se sont ouverts. «C'est une révolution, ajoute fièrement Anestral Pierre. Ce n'est pas simplement devenu acceptable, ça augmente de jour en jour! C'est comme un virus. Nous avons apporté la couleur à l'église.»

On est encore loin de remplir des stades. Mais il est vrai que la scène konpa évangélique grandit. Que ce soit Omega et DOC (Disciples of Christ) à New York, Revelation Mizik et El Shama à Miami, ou Grace, Vocation divine et C2J à Montréal, les groupes poussent comme des champignons. Des chanteurs évangéliques très connus, comme Ti-Bob, intègrent maintenant le konpa à leur tour de chant. À Montréal, une maison de disques (Polytronic) se spécialise même dans le domaine. Sans oublier le Festival évangélique - dont la quatrième présentation se tiendra tout le week-end à l'aréna Étienne-Desmarteau -, qui doit son succès grandissant à la présence de vedettes konpa évangéliques. Ce sont elles, désormais, qui drainent le plus vaste public.

Pour Jean-Wesley Charles, organisateur du festival et propriétaire de Polytronic, le phénomène n'a rien d'étonnant. Comme les messes à gogo de notre Révolution tranquille, le konpa évangélique a permis de réconcilier la jeunesse haïtienne avec une Église dans laquelle ils ne se reconnaissaient plus.

«La nouvelle génération ne s'identifiait pas aux artistes évangéliques traditionnels, explique M. Charles. C'était trop ancien pour eux. Ils pensaient que c'était des arriérés. Ils écoutaient plutôt du hip-hop. Mais avec l'arrivée de ces nouveaux chanteurs cool, qui chantent dans un style décontracté, leur perception a changé.»

Il va sans dire, les parents sont très heureux que leurs enfants prennent pour modèles ces chanteurs «religieusement corrects», qui se produisent exclusivement à l'église ou dans des manifestations évangéliques sans alcool. Ils sont propres, ils sont respectueux, bien habillés, et surtout ils offrent une solution de rechange au circuit des «bals», ces soirées de konpa non religieux que certains voient comme des lieux de perdition pour les «vagabonds».

«Avec le konpa évangélique, nos jeunes peuvent danser sans danger, dans une ambiance de tranquillité», résume Jean-Wesley Charles. «C'est comme être dans un bar, sauf que les paroles ne sont pas grossières, ajoute Anestral Pierre. Très vite, ils oublient la drogue et la bière. Le rythme remplace tout.»

Démagogique et décadent

Selon le pasteur Jean Fils-Aimé, animateur de radio et auteur de quelques livres sur la religion haïtienne, il ne fait aucun doute que le konpa évangélique a redonné le goût de la religion aux jeunes Haïtiens.

Mais il s'inscrit, plus largement, dans un vaste mouvement de retour aux sources et de réappropriation culturelle pour l'Église haïtienne, qui a longtemps souffert de la colonisation occidentale. «Les prêtres parlaient français, les chants étaient européens, les instruments étaient occidentaux, dit M. Fils-Aimé. C'était une véritable aliénation.»

Après la chute de Jean-Claude Duvalier, en 1986, le créole et les percussions traditionnelles haïtiennes ont fait leur apparition. Le konpa s'est timidement invité à l'église. Mais cela ne s'est pas fait sans douleur. Les leaders spirituels, tenants de la vieille école, ont dénoncé le phénomène, qu'ils jugeaient incompatible avec la religion. De jeunes pasteurs, ouverts à la chose, ont même été excommuniés. «Même moi, au début, j'étais hostile, admet Jean-Fils Aimé. Comme beaucoup d'autres, j'ai tenté d'y résister. Mais je n'ai pas eu le choix. Plus je résistais, plus je sentais que le courant était fort.»

Aujourd'hui, le konpa évangélique ne fait toujours pas l'unanimité. Certains «anciens» continuent de se battre contre cette musique de bar, qu'ils jugent aussi démagogique que spirituellement décadente. Mais pour Jean Fils-Aimé, il est clair que cette mode ne sera pas un feu de paille. Rien qu'à Montréal, où l'on trouve près de 150 églises évangéliques haïtiennes, le genre a tout ce qu'il faut pour fleurir. «C'est une vague à laquelle on ne résiste plus et dont on ne s'excuse plus», lance le pasteur.

Signe des temps, les producteurs non religieux s'intéressent désormais à cette frange mystique de la musique pop haïtienne. Cela n'étonne pas Junior Moschino, puissant promoteur konpa de Montréal, qui voit surtout l'aspect commercial du phénomène. «Je ne sais pas si cela a ramené les jeunes à l'église, mais ça fait vendre des disques», résume-t-il.

Le 26 juin prochain, C2J sera ainsi invité aux Créolofolies, festival haïtien présenté à La Ronde. Pour le groupe, ce sera là une excellente occasion de «rejoindre les âmes perdues» et, qui sait, de ramener au bercail quelques brebis égarées.

Jean-Wesley Charles ne voit pas la chose du même oeil. Selon lui, les groupes chrétiens devraient s'abstenir de fréquenter les événements païens. «Il ne faut pas tout mélanger, lance le producteur. Certains voient ça comme un endroit pour prêcher. Mais ce n'est pas bon pour la crédibilité. Les chrétiens sont très sentimentaux, vous savez. Soit vous êtes avec eux, soit pas...»