À 15 ans, Mariane* a été vendue. C'était l'an dernier. L'adolescente venait tout juste d'entrer en centre jeunesse et avait l'impression d'étouffer. Une autre résidante l'a convaincue de fuguer. « J'ai dit "fuck le système" et je suis partie avec elle. Je pensais qu'elle était mon amie. »

Mariane s'est retrouvée chez un homme qu'elle n'avait jamais vu. Il avait 30 ans. Des enfants. D'autres femmes. « C'est lui qui m'a expliqué que mon amie m'avait vendue. »

L'homme lui a aussi expliqué qu'elle devait lui obéir au doigt et à l'oeil. Coucher avec lui chaque fois qu'il l'exigeait. Faire des clients et lui verser l'argent. Elle lui appartenait.

Après quelques semaines, le proxénète a été arrêté. Il attend son procès, mais Mariane ne témoignera pas. Elle est terrorisée.

Faute de témoignage, l'homme s'en tirera sans doute à bon compte. Rien ne l'empêchera de reprendre ses petites affaires. Après tout, la ressource abonde. Et les sanctions sont rares.

Les chevaux de rodéo

Pas facile, au Québec, de mettre un proxénète derrière les barreaux. « Les filles refusent souvent de témoigner, explique le lieutenant-détective Martin Valiquette, de la police de Longueuil. Ces gars-là sont des manipulateurs, des fraudeurs de l'âme. »

Parce que les policiers n'ont rien à quoi se raccrocher, parce qu'ils manquent de temps, les accusations tombent. Et les pimps disparaissent dans la nature.

Pourtant, quand on veut - et qu'on y consacre les ressources nécessaires -, on peut. La preuve, c'est le projet Mobilis, mis sur pied en 2008 par la police de Longueuil en collaboration avec le centre jeunesse de la Montérégie. En trois ans, 100 proxénètes ont été arrêtés. Tous, sans exception, ont été condamnés.

« Au début, tout le monde nous disait que cela ne valait pas la peine. Ces filles-là, c'est ce qu'elles veulent », se souvient Pascale Philibert, du centre jeunesse de la Montérégie.

Martin Valiquette a dû convaincre ses propres enquêteurs. Il faut dire qu'ils devaient affronter de véritables « chevaux de rodéo » ; des victimes aux témoignages morcelés, parfois contradictoires. « Tu t'assois là-dessus et ça part ! Il faut comprendre l'état psychologique de ces filles-là. » Plusieurs souffrent d'un syndrome post-traumatique.

Les six enquêteurs affectés au projet Mobilis devaient corroborer chaque parcelle de témoignage. « Si une fille racontait qu'elle avait mangé chez Kentucky, on allait chercher la bande vidéo du restaurant. Si elle disait avoir acheté des condoms, on vérifiait au dépanneur, explique M. Valiquette. C'était un travail de moine, mais il fallait présenter des dossiers blindés au tribunal. Parce qu'un témoignage légèrement contradictoire aurait soulevé un doute raisonnable, et ça aurait été fini. »

La clé du succès ? Le temps, dit M. Valiquette. « On travaillait un dossier à la fois, jusqu'au bout. Ça prend un patron assez ouvert d'esprit pour laisser un enquêteur travailler sur ce type de dossiers. Il n'en fera pas 120 par an. Peut-être six ou sept. »

« Québec dort au gaz »

« Il y a bien des filles qui me disent : "C'est moins pire de faire des clients que d'être abusée par mon père." » En 18 ans dans des centres jeunesse, Pascale Philibert a tout entendu. Mais ce qui la choque par-dessus tout, c'est l'indifférence des Québécois quant au sort de ces adolescentes malmenées par la vie.

« J'entends trop souvent dire que ces filles se prostituent parce qu'elles ont eu une enfance difficile, que c'est normal... On est tellement endormis par rapport à cela ! Parce que ces enfants ont été rejetés, négligés, on peut en profiter ? »

L'indifférence générale se traduit inévitablement par un manque de volonté politique pour enrayer le fléau du proxénétisme au Québec, analyse Sandrine Ricci, chercheuse à l'Institut de recherches et d'études féministes de l'UQAM.

« On envoie des centaines de policiers au petit matin pour démanteler des réseaux de trafic de stupéfiants. Si on n'a pas la même volonté pour lutter contre la prostitution, rien ne va bouger. Il faut s'enlever de la tête qu'il y a des vies jetables, des filles qui ne valent pas mieux. »

Le Canada a ratifié le Protocole de Palerme contre la traite des personnes en 2002, et amendé le Code criminel pour l'interdire en 2005. Depuis, quatre provinces ont adopté des lois ou des politiques pour soutenir cette législation. Mais le Québec n'a toujours rien fait, déplore Coleen MacKinnon, fondatrice des Affranchies, un organisme montréalais qui lutte contre la traite.

« Les policiers n'ont pas les ressources pour mener l'enquête, ils n'en ont même pas le mandat. Ils découvrent des victimes par hasard », déplore-t-elle.

« Ça dort au gaz au niveau politique ! dénonce la députée fédérale Maria Mourani. Le Québec ne fait absolument rien. Il faut une stratégie nationale de lutte contre la prostitution. On dirait que les gens ne réalisent pas la force de cette industrie. »

Pascale Philibert compare le regard que la société pose sur le proxénétisme à celui qu'elle posait jadis sur l'alcool au volant. « Dans le temps, avoir une bière entre les deux jambes, c'était correct. Il y a eu des campagnes. Aujourd'hui, la société n'accepte plus cela. Pourquoi on ne ferait pas la même chose en ce qui concerne l'exploitation sexuelle ? Ça sert à qui ? C'est trop payant ? »