À Laval, Guy Garand est considéré comme le dernier des Mohicans. La seule fausse note dans le concert qu'orchestre depuis 21 ans le maire Gilles Vaillancourt. Le Gaulois qui résiste, encore et toujours, à l'empereur de l'île Jésus.

En 2005, le directeur du Conseil régional d'environnement (CRE) de Laval a contré de justesse un putsch organisé par la garde rapprochée du maire. M. Garand s'opposait à la construction du pont de l'autoroute 25 entre Laval et Montréal - «l'infrastructure la plus dommageable du prochain siècle pour la région métropolitaine», selon lui. Et il n'avait pas l'intention de se taire.

 

 

 

Ça ne plaisait pas au maire Vaillancourt. Quelques semaines avant l'assemblée générale du CRE, les demandes d'adhésion se sont mises à déferler sur le bureau de M. Garand. «Le messager de la Ville est venu me livrer une enveloppe pleine de chèques et de formulaires d'inscription. Au total, j'ai reçu 105 demandes.» Plus que l'organisme n'avait jamais compté de membres!

Une heure avant l'assemblée générale, M. Garand a décidé que seuls les membres de longue date auraient le droit d'élire les candidats aux postes du conseil d'administration. «Les nouveaux ont chahuté. Il était évident que tout avait été organisé pour noyauter notre CA. C'était une tentative de prise de contrôle.»

Conclusion de M. Garand, qui a conservé son indépendance - mais perdu le soutien financier de la Ville: «Si on dérange à Laval, on essaie de nous tasser. Il faut entrer dans le rang.»

Le CRE est le seul organisme lavallois qui échappe encore à la mainmise de Gilles Vaillancourt, affirme Daniel Lefebvre, ingénieur qui a tenté à deux reprises de déloger le maire de son trône. «Il tue l'opposition dans l'oeuf.» Sa stratégie: placer ses pions partout - de la chambre de commerce à la commission scolaire -, afin d'étouffer la moindre rivalité naissante. «Même à la popote de quartier, il faut que la directrice fasse partie de sa famille politique!»

«C'est un homme qui dirige à peu près tout ce qui se passe à Laval», confirme l'avocat Philippe Garceau, ancien conseiller de l'opposition qui a lui aussi tenté sa chance contre le maire, en vain. «Il a la mainmise sur tout dans cette ville.»

Les assemblées municipales, où M. Vaillancourt règne sans opposition depuis trois mandats, n'y échappent pas. «C'est toujours lui qui prend la parole, constate M. Garand. Je l'ai vu ramasser des citoyens. Ça prend tout un courage pour se présenter devant lui. Il est intimidant. Parfois, le ton monte. Les gens ont peur.»

Un homme sensible

Il n'y a pourtant pas de quoi avoir peur, croit Michel Fréchette, conseiller en communication qui l'a côtoyé de près dans les années 90. Selon lui, Gilles Vaillancourt ne mérite pas sa réputation de tyran de Laval. «L'image de potentat qui s'est créée autour de lui a atteint des proportions mythiques nettement exagérées.» En réalité, soutient-il, le maire est «un homme extrêmement sensible».

«L'image de glace, c'est une façade. Il n'est pas au-dessus des attaques qu'il subit. Ces choses-là l'atteignent», dit M. Fréchette, qui a vu le maire pleurer à la lecture de certaines critiques à son endroit dans les journaux. «Il a ses sensibilités, mais il a aussi une pudeur énorme. Il ne vient pas d'une famille où on exprime facilement ses sentiments.»

Né le 9 janvier 1941, Gilles Vaillancourt a grandi dans le quartier populaire de Laval-des-Rapides. Il est l'aîné d'une famille de 10 enfants. «Son père, Marcel Vaillancourt, était un pompier qui a fondé un magasin de meubles. Il a enrôlé ses enfants très rapidement au magasin - et ces derniers avaient intérêt à travailler. Ils bûchaient fort, sans grands épanchements», raconte M. Fréchette.

Le cinéaste Denis Héroux a grandi dans la même rue. «Il y avait suffisamment d'enfants pour qu'on puisse tous jouer au hockey ensemble, se souvient-il. C'était une famille très liée. Son père avait deux emplois en même temps. Il travaillait très fort et c'est certainement un exemple dont Gilles s'est inspiré.»

Le bulldozer

M. Vaillancourt est entré en politique municipale en 1973, au sein de l'équipe de Lucien Paiement. Il a fait défection en 1984 pour se joindre au PRO des Lavallois de Claude-Ulysse Lefebvre, qui faisait face à une tentative de putsch de la part de ses conseillers. La manoeuvre a permis au «p'tit gars» de Laval-des-Rapides de gravir rapidement les échelons du pouvoir.

Mais le dauphin du maire Lefebvre n'était pas apprécié de tout le monde. Son image un peu rustre ne passait pas. Quand le maire est tombé malade, en 1988, des membres du caucus ont menacé de quitter le PRO si M. Vaillancourt prenait la tête du parti. «Il a commencé sa carrière dans le rejet, dit M. Fréchette. Il a dû se battre pour prouver qu'il avait l'étoffe d'un maire.»

À l'époque, personne n'y croyait, se rappelle Jocelyn Bourassa, ancien journaliste local. «Gilles Vaillancourt avait une réputation de bulldozer. Un an avant son élection, je n'aurais jamais imaginé que cet homme-là deviendrait maire. Sa façon de s'habiller, de se comporter... il était brouillon. Mais quand il a été élu, en 1989, c'était un homme transformé. Et c'est Michel Fréchette qui est responsable de cette métamorphose.»

M. Fréchette ne s'accorde pas tant de mérite. «Gilles Vaillancourt n'avait pas le fini d'un chef. Il a travaillé fort pour peaufiner son discours et son ouverture aux gens, raconte-t-il. Il s'est battu pour gagner cette élection, il a perdu du poids, il s'est soumis à un entraînement politique considérable.»

Même ses plus féroces adversaires en conviennent: Gilles Vaillancourt a toujours été un travailleur acharné. «Un peu obsessif, même, dit M. Fréchette. C'est un homme intelligent et anxieux et, comme tous les anxieux, il couvre tous les angles. Il se donne énormément à cette fonction. Je ne lui connais pas beaucoup d'autres intérêts. Il est mordu de politique. Peut-être trop, dans la mesure où la vie est plus vaste.»

Un travailleur acharné

Sous son règne, Laval a connu une période faste de croissance immobilière et commerciale. Des forêts de béton gris ont poussé sur les anciennes terres agricoles.

Son peu d'intérêt pour le reste en a irrité plus d'un. «Dans le milieu artistique, on me disait: ça n'a pas d'allure, il n'a pas de culture, il n'a pas de goût. Il ne parle que d'économie, de commerce et de chiffres, raconte M. Bourassa. C'est un fait. Dans les 5 à 7 culturels, il semble s'ennuyer, il trouve ça long, il a hâte de sacrer son camp!»

M. Vaillancourt est un solitaire. Si son réseau de contacts est énorme, il compte très peu d'amis. «Ce n'est pas un mondain. Il participe à des activités parce que monsieur le maire doit y être, dit Daniel Lefebvre. Il a une garde rapprochée très restreinte, et c'est aussi ce qui le protège. Personne ne peut prétendre être son ami et lui soutirer des faveurs qui pourraient se retourner contre lui.»

«Sa vie, c'est son travail, dit une amie de longue date. Il travaille 15 heures par jour et ne prend jamais de vacances ou presque. Quand il part, c'est une semaine, et il reste en contact. Il a de la difficulté à décrocher.» Résultat, il connaît ses dossiers sur le bout des doigts. Et Laval comme le fond de sa poche. «Nommez-lui n'importe quel coin de rue et il pourra vous dire s'il y a un arrêt à cette intersection!» dit M. Garceau.

Maurice Clermont, qui ne compte plus ses prises de bec avec le maire en 20 ans sur les bancs de l'opposition, n'en admire pas moins le politicien. «Ce gars-là, sur les dossiers de Laval, personne ne peut l'approcher. Il n'y a rien qui lui échappe.» Même Guy Garand, Gaulois du CRE, le concède: «Il est très discipliné, très rigoureux. On ne peut pas présenter un dossier au maire si on n'est pas prêt, parce qu'on va se faire tasser.»

«M. Vaillancourt a fait avancer Laval, dit son ancien mentor politique, Claude-Ulysse Lefebvre. Sa gestion est bonne. L'endettement de la Ville diminue chaque année. Bien sûr, il a son style. J'en ai entendu des vertes et des pas mûres, mais il reste qu'il est élu par une très forte majorité à toutes les élections. Et ça, c'est la démocratie.»

Daniel Lefebvre, qui a quitté la ville parce qu'elle lui était devenue «invivable», fait le même constat que son père, Claude-Ulysse. Avec un peu plus d'amertume. «Les Lavallois ont décidé que c'est ce qu'ils voulaient. C'est ce qu'ils ont eu. Peut-être qu'ils ont eu raison. Mais selon moi, ce n'est pas comme ça qu'une société doit se bâtir.»