Ça devait arriver un jour ou l'autre. Le nombre de soldats canadiens morts en Afghanistan est passé à 100 hier, lorsqu'une bombe a fauché trois hommes. Ce qui devait être une mission simple est devenu une guerre longue et meurtrière. Au moment où Stephen Harper jure qu'il mettra fin à cette intervention militaire en 2011, l'opinion publique se réfugie dans l'indifférence.

Chaque fois qu'un soldat canadien perd la vie dans la poussière de l'Afghanistan, Claire Léger plante un drapeau unifolié dans son jardin. Aujourd'hui, elle manque de place. «Mon jardin est rempli. Il est plein de petits drapeaux. Et je n'ai pas encore mis les derniers, car j'attends toujours que les corps soient revenus au Canada», dit-elle avant de murmurer: «Ça fait vraiment pitié.»

 

Cette résidante de la banlieue d'Ottawa, que nous avons rencontrée il y a deux mois, a commencé cette funeste collection en avril 2002. Marc, son fils de 29 ans, venait de mourir avec trois autres soldats du 3e bataillon du Princess Patricia's Canadian Light Infantry d'Edmonton. Ils étaient les premiers Canadiens à tomber en Afghanistan. Les premiers, en fait, à tomber au combat depuis la fin de la guerre de Corée, en 1953.

Tout le pays était sous le choc et les quatre soldats avaient reçu des funérailles nationales. À Ottawa, les députés avaient observé un instant de silence à la Chambre des communes et tous les drapeaux de la colline parlementaire avaient été mis en berne.

Cette fois, la mort des trois soldats, tués hier lors d'une attaque dans le district d'Arghandab, ne devrait pas être soulignée avec autant de décorum, même si l'on vient de franchir la barre symbolique des 100 Canadiens tombés en Afghanistan.

D'abord parce que, il y a deux ans, les conservateurs ont adopté un règlement qui limite la mise en berne du drapeau de la tour de la Paix à des circonstances exceptionnelles, telle la mort de la reine ou d'un député.

Mais surtout parce que, entre indifférence et fatalité, les Canadiens se sont habitués à cette guerre, la plus longue de l'histoire du pays. C'est du moins ce que pense Stéphane Roussel, titulaire de la chaire de recherche du Canada en politiques étrangère et de défense canadiennes de l'UQAM.

«Jusqu'à présent, la mission en Afghanistan n'a pas créé les remous qu'on craignait au début du conflit. C'est comme si l'opinion publique avait atteint un seuil d'indifférence», dit le chercheur.

«Les gens sont habitués à entendre l'annonce de la mort d'un soldat», renchérit Claire Léger.

Pour cause: les pertes se sont accélérées depuis trois ans, soit depuis que les Canadiens ont été déployés dans la province de Kandahar, en juillet 2005. Entre 2002 et 2005, huit soldats ont perdu la vie. Ils ont été 36 en 2006, 30 en 2007 et 26 depuis le début de l'année 2008. Et plus de 700 soldats ont été blessés, selon le décompte de la revue militaire Esprit de corps.

Pourtant, cet accroissement du nombre de victimes ne s'est pas traduit par une vague d'opposition à la présence canadienne en Afghanistan.

Après le moment de «sympathie initiale» pour les Américains, tout de suite après les attentats du 11 septembre 2001, l'appui des Canadiens à leurs troupes a peu à peu diminué, pour se stabiliser légèrement en dessous de 50%.

Et même si les Québécois sont davantage opposés à cette mission que le reste des Canadiens (environ 15 points de pourcentage de plus), cette objection n'est pas si tranchée, remarque M. Roussel.

En exemple, il rappelle que le déploiement du 22e régiment de Valcartier n'a pas été accompagné des réactions ou des contrecoups qui avaient été prédits. Bien que le contingent de Québécois soit revenu d'Afghanistan avec 10 hommes en moins, la province n'a pas connu de fièvre pacifiste.

«Année après année, on constate une certaine diminution de la participation aux mobilisations contre la mission canadienne en Afghanistan», déplore Raymond Legault, porte-parole du réseau Échec à la guerre.

M. Legault se réjouit toutefois du fait que l'opinion publique n'ait pas basculé en faveur de la guerre. «Compte tenu de la campagne médiatique menée par les Forces canadiennes, on aurait pu s'attendre à une plus grande sympathie envers l'armée.»

Reste que cette indifférence de l'opinion publique n'encourage pas les décideurs à revoir le but et les modalités de l'engagement canadien, estiment différents spécialistes.

Pour qu'un vent de contestation souffle sur Ottawa, «il faudrait qu'en plein milieu de la campagne électorale il se passe quelque chose d'exceptionnel qui frappe l'opinion, comme l'embuscade qu'ont récemment connue les soldats français (10 morts)», croit M. Roussel.

«Les hommes politiques disent que tous ces sacrifices doivent avoir un sens et que, pour cela, il faut continuer. C'est ce que les Américains disaient au Vietnam! C'est une philosophie stupide», dit Scott Taylor, retraité des Forces canadiennes, maintenant rédacteur en chef de la revue militaire Esprit de corps.

Pour éviter que le conflit s'enlise d'avantage, il serait pourtant temps de tirer des leçons des erreurs commises. En premier lieu, il s'agit de reconnaître que, lorsqu'on a décidé de déployer les troupes canadiennes dans la province de Kandahar, en 2005, on a largement sous-estimé l'ampleur de leur mission, croit Terry Liston, major général à la retraite.

«On pensait qu'avec un petit bataillon à Kandahar on allait maîtriser 13 millions de Pachtounes (l'ethnie du sud-est du pays). C'est ridicule: on n'avait même pas 15% des troupes nécessaires», dit l'ancien officier.

Même son de cloche du côté de Charles-Philippe David, titulaire de la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, à l'UQAM: «On a vendu l'idée qu'il y avait un début et une fin à cette mission et que, à un moment, tout irait mieux. Or, tout va de mal en pis parce qu'on n'a pas suffisamment expliqué aux Canadiens que ce serait long et qu'il faudrait y consentir des moyens très importants.»

Pour tous, il est urgent de mettre davantage l'accent sur des projets de développement locaux afin de regagner la confiance des Afghans, toujours plus nombreux à prendre le parti des insurgés.

«L'action militaire doit appuyer la mise en place d'une solution politique, dit M. Liston. Le problème, c'est que je ne vois pas de plan politique en Afghanistan.»

«Pour moi, le bilan de cette centaine de morts, c'est que nous n'en sommes qu'au début», conclut M. David.