Reprenons. Vos parents se séparent quand vous avez 2 ans. Ce n'est pas un drame, mais ça doit déranger un peu quand même, non?

À 11 ans, vous vous découvrez gai, ce n'est pas un drame non plus, vous vous faites une petite blonde et hop, ni vu ni connu. À 15 ans, vous êtes toujours gai, mais c'est pas le problème, le problème, c'est que vous vous emmerdez terriblement à l'école, vous trouvez les cours tellement plates (à l'exception de ceux de votre prof de français en cinquième secondaire) et l'éducation au Québec, tellement nulle. Vous attendiez beaucoup du cégep. Las! En partant, vous tombez sur un plouc qui vous reproche, à votre premier devoir de français, de faire des phrases sans verbe. Trop d'insignifiance, de temps perdu. Vous décrochez. Vous! Vous qu'on célèbre partout, vous qui incarnez la réussite, vous avez commencé comment?

En décrochant.

C'est quand même un peu troublant, non?

Vous rentrez chez vous, votre père vous dit ce que disent les pères à leur fils qui vient de décrocher: qu'est-ce que tu penses que tu vas faire dans la vie si tu ne vas pas à l'école?

Pas tout à fait comme ça, me corrige-t-il. Je ne rentre pas chez nous parce que j'habite déjà à ce moment-là en appartement et je ne vis pas un échec, mais une délivrance, d'ailleurs, la nuit même du jour où j'ai décroché, j'ai écrit J'ai tué ma mère.

Mais attendez, je n'ai encore rien dit du pire. Tout petit, dès l'âge de 5 ans, vous fréquentiez les studios - votre papa fait l'acteur -, vous faites du doublage, on vous voit dans des pubs, à 8 ans - 8 ans! -, vous êtes la vedette d'une pub de Jean Coutu - Jean Coutu! Tout ce qu'il faut pour devenir un petit mongol. Eh bien non. Le contraire: vous devenez un petit génie.

De deux choses l'une, jeune homme. Soit vous avez eu beaucoup de chance. Soit, ce que je crois, il n'y a pas tant de différence entre un petit mongol et un petit génie et ça, je trouve que c'est plutôt une bonne nouvelle pour les parents divorcés dont les enfants, gais, font des phrases sans verbe.

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Nous sommes chez Roberto, rue Bélanger, un des cinq restaurants qu'il fréquente régulièrement à Montréal, il en aime la cuisine familiale, sans doute aussi aime-t-il qu'il soit un peu hors circuit. Il est arrivé presque à l'heure, en taxi. Manteau court noir, le toupette ma foi bien sage. Il a commandé des tortellini sauce rosée.

Vous n'avez pas faim?

Si, j'avais faim. Mais j'aurais été incapable d'avaler une bouchée. Ça fait une semaine que je pense à cette entrevue. Je m'y suis préparé comme un étudiant en première année de journalisme, je me suis fait des petites fiches avec des questions classées par sujet, le cinéma, la vie, les médias, la politique, la gaititude, la gloire, la forme, je voulais surtout lui parler de la forme, mettre Dolan dans une formule, ce pourrait être celle-ci, que l'on prête à Hugo: la forme, c'est le fond qui remonte à la surface. Il a un talent de gavroche pour les dialogues, mais son génie est dans la forme.

J'ai loué Tom à la ferme, je suis allé voir Mommy au Quartier Latin - je n'étais pas allé au cinéma depuis 35 ans, y'avait du monde, s'enquiert-il?

On était sept. Mais c'était un mardi midi.

J'ai revu Les amours imaginaires, mon préféré, pour la forme justement, j'ai lu les dizaines d'entrevues qu'il a données et voilà, j'étais prêt à lui poser les deux seules questions que jamais personne encore n'a osé lui poser:

Avez-vous un chat, Xavier Dolan?

Avez-vous un vélo, Xavier Dolan?

Au lieu de cela, je ne sais trop comment, nous voilà à parler de Titanic, le grand classique de la marine marchande britannique qu'il a vu 30 fois, il me fait signe avec la main d'en rajouter, mets-en, Chose: 50, 70 fois, la première fois c'était avec ma mère, au Parisien, j'avais 8 ans. Une grande leçon de cinéma. Tout est là, tous les codes, le mode d'emploi pour faire un chef d'oeuvre qui atteindra à l'universel.

Puis, il a parlé de Ken Loach, j'ai dit ah oui le gars qui a fait Secrets and Lies, non, ça, c'est Mike Leigh, m'a-t-il repris, mais c'est pareil, les deux ont la même façon de ne pas filmer les gens de haut, c'est comme ça que j'ai filmé Diane et Steve - Anne Droval et Antoine-Olivier Pilon - pour Mommy, ils parlent la langue qu'ils parlent, et ça donne les dialogues du film, ils écoutent la musique qu'ils écoutent, et ça donne la musique du film.

Il s'est trouvé des gens pour dire que personne ne parle comme ça au Québec. Ah non? J'habitais à un coin de rue de chez eux, à Longueuil, on a tourné sur les lieux mêmes, Diane et Steve, je les connais, sortez donc de chez vous, des fois, bon Dieu.

Il s'est énervé un peu. Il paraît que les dialogues de Mommy ont fait scandale, enfin scandale, le vieux débat du joual qui ressurgit chaque fois qu'une oeuvre québécoise qui joualise tant soit peu est promise à une carrière internationale, ciel et pattes de gazelle, qu'est-ce que la francophonie va dire?

La francophonie, pas si bête, ne dit rien du tout. Me semblait qu'on avait fait deux fois le tour de ce débat-là, dans les années 60 avec Le Cassé de Jacques Renaud et la poésie de Chamberland et dans les années 70 avec Michel Tremblay, qu'on a accusé de massacrer la langue française, avant de le célébrer pour exactement le contraire: son génie de la langue. Dans Mommy, Dolan fait du Dolan comme Tremblay fait du Tremblay: il fait parler les gens de la rue dans la langue crue de la rue, il y ajoute sa poésie et ses trouvailles.

Ah monsieur Dolan, l'a gentiment interpellé une dame avec un faux accent français dans un avion récemment, il faut que je vous parle de vos dialogues, monsieur Dolan. Notre cinéaste s'est prêté avec civilité à la leçon de français de la dame, il a été plus dérangé par les mêmes critiques dans les médias, il a sorti de sa serviette des copies d'articles, de chroniques, d'opinions de lecteurs, il a même eu un gros mot: vieux facho, dira-t-il d'un collègue qui ne le mérite pas. Enfin, pas tant que ça.

Mais j'avais moi aussi des choses à lui dire sur la langue, pas des reproches, des ébahissements qui me sont venus à la lecture de certaines entrevues, des mots comme compendieuse, comme cauteleuse, je sais bien que même un décrocheur peut avoir un dictionnaire, mais ce ne sont pas tous les décrocheurs qui y trouveront compendieuse, surtout pour en faire «la force compendieuse des silences».

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Pis, finalement, en avez-vous un vélo?

Il a un Marinoni tout neuf, il devait justement aller le chercher ce jour-là chez ABC, où il l'avait laissé pour des petits ajustements, donnez-moi une seconde, il a appelé une amie: me sauverais-tu la vie? Va chercher mon vélo chez ABC.

Avez-vous un chat?

J'avais un abyssin magnifique, j'y étais allergique. On n'a pas parlé d'argent, juste deux secondes, le temps qu'il résume qu'il n'en avait pas et quand il en a, il le met dans ses films. On n'a pas parlé du Caire, la ville de son père où il n'est jamais allé, et il ne semble pas parti pour y aller la semaine prochaine.

On n'a presque pas parlé de l'autre cinéma québécois, je ne pense pas ici à Vallée, ni à Villeneuve, ni à Falardeau, par autre j'entends Denis Côté, Raphaël Ouellet, Stéphane Lafleur, Sébastien Pilote, ah la force compendieuse des silences de Gabriel Arcand dans Le démantèlement. Je voulais lui parler du Démantèlement, de Laurentie, ces films qui laissent perplexe ma fiancée: comment tu fais pour aimer ça tant que ça? J'ai pas osé, un coup qu'il m'aurait dit comme ma fiancée: comment vous faites pour aimer ça tant que ça? Ils auraient été deux contre moi.

De quoi n'a-t-on pas parlé encore? De tout ce que j'avais préparé avec tant d'application. On n'a pas parlé de politique, de montage, de médias, de gaititude. Il n'a pas pu ne pas noter d'entrée ma grande confusion - oh là là, pépé est tout mêlé dans ses fiches! -, au lieu d'en manifester de l'humeur, il s'est employé à sauver ce qui pouvait être sauvé de cette entrevue. De revoir et revoir Titanic lui aura aussi appris à bien se conduire dans les naufrages. Merci, jeune homme, de votre générosité.