Malgré une nouvelle loi contre la criminalité dans la construction, la Régie du bâtiment (RBQ) a accordé une licence d'entrepreneur à un présumé trafiquant de drogue, a appris La Presse.

En décembre 2009, le gouvernement a adopté le projet de loi 73 afin d'aider la Régie à assainir le milieu de la construction. «Nous resserrons l'étau pour éloigner de cette industrie les éléments indésirables», a déclaré Sam Hamad, alors ministre de l'Emploi.

En juin 2010, la Gendarmerie royale du Canada a arrêté l'homme d'affaires montréalais Michel Safar, après avoir saisi 343 kg de cocaïne dans des tuiles de céramique importées du Venezuela. Safar, 47 ans, a été libéré sous caution en attendant son procès.

Six mois plus tard, la Régie du bâtiment a remis une licence d'entrepreneur à sa firme, la société à numéro 7 199 236 Canada inc., officiellement située dans sa résidence, à Pierrefonds.

Pourtant, l'arrestation de Safar avait fait l'objet d'un communiqué de la GRC et de plusieurs reportages dans les médias. Le caporal Luc Thibault, de la GRC, avait relié Safar au monde interlope: «Ce qui nous laisse croire que ça pourrait être le crime organisé, c'est la quantité et l'ampleur de la saisie», avait-il dit.

Mais rien dans la loi 73 (qui a modifié la Loi sur le bâtiment) n'empêche l'attribution d'une licence d'entrepreneur à un homme soupçonné de trafic de drogue, tant qu'il n'a pas été condamné.

«Pour le moment, cet individu [Michel Safar] est en attente de procès, a indiqué Sylvain Lamothe, porte-parole de la Régie du bâtiment du Québec. Pour qu'intervienne la RBQ, il doit être reconnu coupable. Advenant qu'il soit reconnu coupable, le service des enquêtes interviendra. On suit le dossier de près.»

Malgré tout, on s'est montré surpris, au cabinet de la ministre du Travail Lise Thériault, lorsque La Presse a posé des questions à ce sujet, hier matin. Une heure plus tard, son attaché de presse, Charles Robert, nous a rappelé.

«On cherche une solution pour éviter que ce cas de figure se reproduise, a-t-il dit. On se penche réellement sur la question. Mais nous sommes dans un État de droit et il faut trouver un équilibre entre la présomption d'innocence et le principe de précaution.»

Si Safar est reconnu coupable, «sa licence sera révoquée», a assuré M. Robert.

Mais toujours en vertu de la loi 73, cela ne se fera pas si simplement. La RBQ devra soumettre ce cas à son fastidieux processus d'enquête interne. Il y aura ensuite comparution devant son régisseur, qui décidera du sort réservé à l'entrepreneur. Cela peut prendre des mois, comme c'est le cas pour les deux entreprises de Tony Accurso qui se sont reconnues coupables de fraude fiscale en décembre 2010. L'une des deux comparaît aujourd'hui devant le régisseur de la RBQ. Quant à la seconde, l'enquête n'est toujours pas achevée.

Le mois dernier, la ministre Lise Thériault a indiqué qu'elle déposerait bientôt un deuxième projet de loi pour corriger les «aberrations» de la Loi sur le bâtiment, entre autres les longs délais entre condamnation et retrait ou suspension de licence, lesquels empêchent la RBQ de combattre efficacement la criminalité dans la construction.

La députée adéquiste Sylvie Roy se montre dubitative. Le mandat initial de la RBQ était de veiller au respect du Code de construction, a-t-elle souligné: «Sa direction et son personnel sont très mal équipés pour lutter contre la criminalité.»

«Avec l'affaire de Michel Safar, on parle de grosse criminalité, dit-elle. On s'approche dangereusement des scénarios que Jacques Duchesneau [patron de l'Unité anticollusion] évoque dans son rapport.

«Quand une personne est accusée, il y a des conditions pour sa mise en liberté. Le même principe de précaution devait prévaloir à la RBQ, dans l'attente du procès. La Régie du bâtiment devrait fonctionner sur le modèle de la Régie des alcools, qui refuse de remettre des licences lorsqu'elle soupçonne que les demandeurs sont liés au crime organisé.»

Au printemps 2010, la Sûreté du Québec a entamé la vérification des antécédents judiciaires des 38 000 détenteurs de licence de construction. Au début du mois de septembre, le passé de 13 400 entrepreneurs et actionnaires avait déjà été épluché, entraînant la suspension et la révocation de 118 licences.

Nous avons tenté de joindre Safar et son avocat, mais sans succès.