Chaque soir, un imposant ballet se déploie en marge des manifestations étudiantes. Les milliers de protestataires qui prennent d'assaut la rue mobilisent sans le savoir un dispositif d'urgence tentaculaire. Tandis que policiers et ambulanciers se déploient massivement sous les ordres de patrons perchés dans un centre de commandement digne de la série 24 heures chrono, des équipes de la Société de transport de Montréal et de l'agence de la santé dirigent autobus et ambulances loin des zones de tension. La Presse dresse le portrait de cette logistique tout droit sortie d'un scénario de film catastrophe.

Qui fait quoi durant les manifs étudiantes?

Bourrés de préjugés, les policiers?

Il est 20h. Au quartier général du SPVM, rue Saint-Urbain, à Montréal, l'inspecteur Philippe Pichet, commandant des opérations pour la soirée, soupe en vitesse. Assis au fond d'une pièce grande comme une salle de cinéma, il observe du coin de l'oeil un mur d'écrans où l'on voit des images en direct du parc Émilie-Gamelin, point de départ de presque toutes les marches étudiantes.

«On n'a jamais connu une situation aussi longue et tendue», dit l'homme, entre deux ordres. C'est ici, au Centre de commandement et de traitement de l'information (CCTI), qu'il prendra les décisions tactiques ce soir. «Sur le terrain, c'est chaotique, mais ici, tout est calme», fait-il remarquer. Devant lui, des officiers et des agents de communication travaillent silencieusement. Plus loin, à l'avant de la salle, des représentants d'Urgences-santé, de la Sûreté du Québec, de la Société de transport de Montréal (STM) et de l'Agence de la santé suivent le déroulement de la manifestation pour réagir rapidement si les choses dégénèrent. «On ne pourra pas faire décoller l'hélicoptère tout de suite», l'informe un représentant de la SQ. Philippe Pichet hoche la tête.

Dehors, des centaines de policiers convergent vers le stationnement situé derrière le bâtiment. Pendant que des agents de poste de quartier font la queue devant un camion blanc pour prendre des protège-tibias, les hommes du groupe d'intervention, déjà vêtus de leur armure, font des blagues avant le départ. Dans un cercle à part, les officiers discutent stratégie à voix basse.

Malgré un mois de manifestations nocturnes teintées d'insultes et de pluies de cailloux, de sacs de peinture, voire de bouteilles pleines d'urine, l'ambiance est bon enfant. «Je suis entré dans le groupe d'intervention pour qu'il y ait de l'action. Je suis formé pour ça», dit l'agent Stephan Peixe, qui a travaillé 105 heures dans les cinq derniers jours. «C'est sûr qu'on travaille beaucoup, mais on ne se plaint pas. C'est un peu comme nos séries de hockey en ce moment. J'adore ça.»

Son collègue admet une légère fatigue psychologique, «comme tout le monde au Québec», croit-il. En fait, c'est surtout sa copine qui trouve le temps long. Cette semaine, il a bossé 90 heures. «Je n'ai pas le temps de l'aider avec le bébé (de 19 mois). Elle s'occupe du bain, des repas et du dodo toute seule en plus de son travail.» Un autre agent intervient. «On a quand même pris 10 ans d'expérience en 6 mois», note-t-il avant de s'engouffrer dans un fourgon. Et les insultes? Et les cailloux? «C'est à l'uniforme qu'on les lance, pas à moi.»

Au sud-est du stationnement, six ambulanciers paramédicaux discutent avec leurs superviseurs. Des membres du groupe d'intervention médicale tactique d'Urgences-santé sont de toutes les manifs. Ils mobilisent à eux seuls trois véhicules d'urgence en plus de ceux des supérieurs. Leur rôle est d'intervenir en zone à risque pour en extraire les blessés le plus rapidement possible.

«Aujourd'hui, on envoie quatre paramédicaux avec l'antiémeute et deux dans l'ambulance», explique le chef des opérations des équipes spéciales, Mike Harding. Devant lui, cinq hommes et une femme suent déjà à grosses gouttes. Leur équipement, équivalent à celui du groupe d'intervention du SPVM, ne pardonne pas.

«Ça pèse 50, 60 lb», dit Jonathan Bilodeau, 28 ans, ancien militaire. Il fera partie de l'équipe d'intervention rapide durant la marche. Il accompagnera donc un peloton de l'antiémeute toute la soirée, marchant lorsqu'ils marchent et courant lorsqu'ils courent. «S'il y a un blessé, que ce soit du côté des policiers ou des manifestants, je pourrai l'atteindre très rapidement pour le stabiliser», explique-t-il. L'équipe d'extraction, composée de Sylvain Barbe et d'Yves Levesque, ira ensuite chercher le patient en ambulance dans la foule avant de le transférer dans un autre véhicule pour le trajet vers l'hôpital.

Exceptionnellement ce soir, un ambulancier paramédical accompagne même un peloton de la Sûreté du Québec, dont une équipe venue de Sherbrooke arrive tout juste dans le stationnement pour prêter main-forte aux forces montréalaises.

Un peu avant 20h30, heure du traditionnel rassemblement au parc Émilie-Gamelin, un long cortège, gyrophares allumés, se met en branle. Voitures de police, ambulances et fourgonnettes transportant l'escouade antiémeute et le groupe d'arrestation sont bientôt rejointes par des autobus de la STM pleins de policiers en uniforme, bien visibles avec leurs dossards jaunes. Une fois dans le Quartier latin s'ajoutent des agents à vélo et à moto. Les premiers suivront la manifestation de près. Les seconds assureront la circulation périphérique et bloqueront l'accès aux rues empruntées par les protestataires. La cavalerie se tient prête.

Quelque part dans une rue parallèle, les escouades de la Sûreté du Québec veillent. D'autres attendent près du pont Jacques-Cartier. «On n'est jamais loin», assure le lieutenant Michel Brunet. Ses hommes, vêtus de combinaisons kaki qui camouflent une lourde armure, sont plus visibles dans les rues depuis quelque temps. Ni la SQ ni le SPVM ne veulent dire pourquoi ils sont appelés certains soirs à entrer en scène. Une chose est sûre: leur seule présence sème la panique chez les manifestants.

Vers 21h, les protestataires se mettent en marche dans la rue Berri vers le nord. Les policiers qui suivent se font montrer plusieurs doigts d'honneur. Dans l'ambulance, Sylvain Barbe et Yves Levesque reçoivent un premier appel. Une jeune femme est blessée à la jambe. On parle d'une fracture ouverte sur les ondes. Les deux hommes mettent leur casque et sortent la civière. Un cordon de policiers et de plusieurs manifestants s'est déjà formé pour leur donner accès à la victime, une adolescente de 18 ans dont le genou est visiblement disloqué. Ils sont chaudement applaudis à leur arrivée. En quelques minutes à peine, la fille est immobilisée et transportée au véhicule sous les flashes des appareils photo. Sylvain Barbe s'occupe d'elle pendant qu'Yves Levesque éloigne l'ambulance de la foule et demande à une autre équipe de venir récupérer sa patiente. Le transfert se fait en moins de cinq minutes et le tandem reprend la route.

«On a été chanceux. La foule n'était pas hostile», dit Sylvain Barbe en enlevant son casque. Ses cheveux sont imbibés de sueur. «L'équipement est chaud et limite les mouvements, mais j'aime mieux le porter que de recevoir une pierre ou de l'urine sur la tête. Les gens ne s'en prennent pas directement à nous, mais il arrive qu'ils nous prennent pour des policiers. Et quand on accompagne l'antiémeute, c'est difficile d'éviter tous les projectiles.»

Au volant, son collègue soupire. Une voix annonce sur les ondes que la manifestation s'est divisée en deux pendant que des groupes de marcheurs à la casserole se forment un peu partout en ville. «Ça devient compliqué pour nous. On va suivre la plus grosse marche, mais il se peut qu'on ait à intervenir ailleurs.» Au même moment, la STM annonce sur Twitter que le bus 747 partira exceptionnellement de la station Lionel-Groulx pour se rendre à l'aéroport Pierre-Elliott-Trudeau à cause de la marche. Dans le ciel, l'hélicoptère de la SQ relaie des images en direct au centre de commandement du SPVM, qui est aussi branché sur LCN et RDI.

Ce soir, les deux ambulanciers paramédicaux ne seront plus sollicités. Ils ne feront que suivre le cortège en marge, en compagnie de plusieurs véhicules de police. Mais l'avant-veille, l'équipe d'Urgences-santé a fait 14 interventions, dont une pour aider un policier à moto renversé par la voiture d'un collègue et une autre pour un agent victime d'un malaise cardiaque. «En général, on voit beaucoup de cas d'hypoglycémie, de déshydratation, d'anxiété, de traumas mineurs et de blessures aux chevilles et aux jambes.» En tout, le groupe d'intervention médicale tactique a fait 150 transports à l'hôpital depuis le début de la grève étudiante, en plus de plusieurs interventions sur le terrain. La police de Montréal en est pour sa part à plus de 1500 arrestations.