Analyse. «Avez-vous entendu parler du «pont d'or» de Jean Charest?» Parmi les témoins appelés à rencontrer en privé les enquêteurs de la commission Charbonneau, plus d'un aura été surpris par cette question, venue de nulle part en fin d'entretien, une fois le magnétophone fermé. Au cours de l'échange, pas une once d'indice menant à cette conclusion, lancée comme une boutade, comme une «partie de pêche» bien désespérée pour débusquer quelque chose de juteux.

Bien sûr, les limiers demandent aux invités de rester discrets. De Lucien Bouchard à Marc-Yvan Côté en passant par le sénateur Léo Housakos, plusieurs ont compris qu'ils n'avaient rien à gagner à faire savoir que les enquêteurs les avaient interrogés. Jean Charest, le financier du Parti libéral du Québec (PLQ) Marc Bibeau, Mario Dumont, Lucien Bouchard, Bernard Landry et quelques-uns de leurs principaux collaborateurs, Hubert Thibault ou Daniel Gagnier, par exemple, ont été rencontrés par les enquêteurs. Silence radio pour Philippe Couillard, probablement parce que son arrivée à la tête du PLQ est en dehors de la période que doit scruter la Commission.

La commission Charbonneau terminera en juin l'audition de ses témoins. L'opération, qui a coûté 30 millions de dollars depuis octobre 2011, a paru bien souvent avancer à tâtons. Elle a fait hier une incursion dans les contrats du CUSM, une manoeuvre bien délicate - huit personnes, dont le Dr Arthur Porter, font face à des accusations actuellement. En juin, ce sera la grande finale sur le financement des partis politiques. Mais il est bien peu probable que Tony Accurso, témoin central de tout ce feuilleton, ait un jour à comparaître.

Stratagèmes

La Commission devait jeter plus de lumière sur les «stratagèmes» utilisés par l'industrie de la construction pour arracher des contrats publics, au mépris des règles de la saine concurrence. À l'automne, fini les investigations, ce sera au tour d'experts et de professeurs d'université de se faire entendre avant que la juge Charbonneau et l'ex-vérificateur Renaud Lachance ne s'isolent pour la rédaction de leur rapport, attendu pour avril 2015.

Les attentes étaient élevées dans les deux dernières semaines: enfin, deux anciens ministres des Transports, l'un péquiste, Guy Chevrette, l'autre libérale, Julie Boulet, étaient appelés à témoigner. Le premier a contredit les révélations faites il y a un an par Gilles Cloutier, ex-employé de Roche. L'autre a nié les accusations toutes chaudes encore d'un jeune entrepreneur de sa circonscription, Louis Marchand, patron de Maskimo, société de construction routière. Et puis? Et puis rien. Les contradictions vont rester sur la table. Bien sûr, Mme Boulet a été contredite par tous ses collègues, qui, eux, savaient qu'un ministre devait récolter 100 000$ par année pour le PLQ. Mais pendant plusieurs années, la circonscription de Laviolette a été bien en deçà de cette cible, a fait valoir l'avocat du PLQ. À la fin de la journée, qu'aura-t-on démontré? Chez les libéraux, personne n'est surpris. Quand son chauffeur avait été épinglé pour vitesse excessive il y a quelques années, la ministre des Transports avait expliqué que, sur le siège arrière de sa limousine... elle dormait.

Il reste que la Commission aura adopté un mode de fonctionnement bien bizarre: Chevrette n'a pu s'expliquer qu'un an après le témoignage de Cloutier. Gérald Tremblay, bien que maire de Montréal, a dû attendre des mois avant de pouvoir confondre le jeune Martin Dumont, qui l'accusait d'avoir cautionné du financement politique illégal. Pierre Bibeau n'aura jamais pu se défendre des allégations de Lino Zambito. En revanche, toute affaire cessante, la Commission a consenti à entendre le publicitaire André Morrow, qui voulait expliquer la facturation douteuse remise à une firme d'ingénieurs. L'an dernier, la Commission nous a laissés sur notre faim avec une liste de convives au Club 357-C, un document qui est resté sur la table, sans explications.

Une revue de presse

Surtout, la Commission a paru impuissante à générer du matériel inédit, à débusquer de nouveaux lapins. Bien des fois, elle a paru broder autour de reportages diffusés par Radio-Canada - Chevrette a rappelé la semaine dernière que toutes les questions qu'on lui posait avaient déjà été posées par Marie-Maude Denis, de l'émission Enquête, il y a bien longtemps. Les «révélations» sur la «route à Chevrette» rappellent étrangement des articles parus il y a plusieurs années dans La Presse - des articles d'André Noël, qui a d'ailleurs été embauché par la Commission comme enquêteur.

Tout le volet sur l'influence politique de la FTQ, qui a mené à la démission de Michel Arsenault, n'aurait tout simplement pas existé si les procureurs n'avaient pas obtenu l'écoute électronique de l'opération Diligence. Ces bandes étaient le fruit de plusieurs mois d'efforts, restés lettre morte, de la division des crimes économiques de la SQ. Et quand la Commission nous a montré des mafieux montréalais en train de cacher des liasses de billets dans leurs chaussettes, c'était cette fois grâce à la filature de la GRC.

Des choses importantes ont été révélées, toutefois, à travers l'énumération des billets de hockey, des bouteilles de vin et même du jambon qu'un fonctionnaire montréalais avait admis avoir accepté l'an dernier.

Des exemples? On a vu hier se dessiner le stratagème utilisé pour le choix de l'entrepreneur du CUSM, le cas le plus important de corruption au Québec durant les récentes années, a résumé l'enquêteur André Noël. Dans ce dossier, toute la preuve avait déjà été recueillie par la police et même transmise à la défense. Autre exemple: la jeune ingénieure Karen Duhamel a révélé avoir saisi son ordre professionnel des manoeuvres illégales constatées dans la facturation de son employeur, Génivar. Aucune suite n'avait été donnée à sa dénonciation - mais elle s'était contentée d'un simple coup de fil, il faut l'admettre.

L'expédition de la juge Charbonneau illustre les limites de la commission d'enquête. On nage dans les témoignages souvent contradictoires. Il ne faut pas oublier que si des fraudes étaient apparues, supportées par des preuves tangibles, l'UPAC se serait saisie du dossier. Il faudra attendre les prochains mois, à l'automne probablement, pour savoir si, de son côté, la police a progressé.