La collusion et la corruption à la Ville de Montréal étaient un secret de polichinelle chez les fonctionnaires municipaux, selon l'ingénieur Luc Leclerc. Celui-ci a reconnu mercredi, devant la commission Charbonneau, avoir empoché plus de 500 000$ en pots-de-vin grâce au cartel, et s'être lié d'amitié au passage avec le chef de la mafia montréalaise, Vito Rizzuto.

De 1990 à sa retraite en 2009, Luc Leclerc a été responsable de surveiller les chantiers d'asphaltage et d'égouts pour la Ville de Montréal. La présence d'un cartel dans la construction était tellement connue que même les simples signaleurs sur les chantiers étaient au courant, a-t-il dit.

L'ex-fonctionnaire est allé encore plus loin, en affirmant que pratiquement tous ses collègues étaient au courant. «D'après moi, même les commis et les secrétaires à la Ville en avaient entendu parler.»

Si la collusion et la corruption ont pu si facilement s'implanter à partir du milieu des années 90, c'est qu'il n'y avait plus aucune vérification du travail des fonctionnaires. «Au début de ma carrière, je voyais régulièrement des vérificateurs. Mais à un moment, je ne sais pas pourquoi, les vérifications ont cessé. Disons que ça donne confiance quand on sait qu'il n'y a plus personne pour passer derrière. On se sent plus à l'aise», a-t-il dit.

Et cette confiance, Luc Leclerc dit en avoir abusé dès le milieu des années 90. À l'époque, il a accepté un voyage en République dominicaine avec l'entrepreneur Paolo Catania aux frais de sa firme, Contruction F. Catania. Son collègue Gilles Surprenant était de la partie.

Lors d'un autre voyage en République dominicaine, Luc Leclerc dit s'être lié d'amitié avec Vito Rizzuto. Il l'a décrit comme quelqu'un de très agréable à côtoyer, «un excellent partenaire de golf». Les deux hommes ont souvent joué ensemble au cours des années, a relaté l'ex-fonctionnaire.

Il a reçu son premier pot-de-vin en argent à Noël 1996 ou 1997. L'entrepreneur Tony Conte, de Construction Conex, lui a remis une carte de Noël. À l'intérieur, un seul billet. Rose, soit de 1000$.

En plus des enveloppes remplies d'argent, Luc Leclerc dit s'être fait offrir au fil des années des parties de golf, des billets de hockey, des cadeaux de Noël, des bouteilles de vin et de coûteux travaux dans sa maison. Un jour, il a même reçu un jambon, cadeau de la société Construction DJL.

Au moins cinq entreprises l'ont même aidé à bâtir sa maison de Brossard, vendue récemment à son ex-femme pour 1$ et voisine de celle de Paolo Catania. Il s'agit des firmes F. Catania, BP Asphalte, Mivela Construction, Pavages ATA et Sintra, cinq des plus importantes entreprises qui décrochent des contrats avec Montréal.

Désinvolte lors de son témoignage, Luc Leclerc s'est même permis de blaguer, en disant avoir reçu des pots-de-vin au sens propre. L'entrepreneur Gaspard Spagnolo lui offrait en effet de son vin maison. Paradoxalement, Luc Leclerc dit qu'il n'aime pas le vin, et se décrit plutôt comme «un gars de bière».

Au moins 500 000$ en pots-de-vin

Luc Leclerc dit être incapable de chiffrer avec précision combien il a reçu en pots-de-vin. En regardant ses dépenses depuis 15 ans, il évalue toutefois avoir touché au moins 500 000$ en argent.

L'ex-fonctionnaire affirme qu'on lui aurait indiqué au départ qu'il toucherait 15% des extras qu'il réussissait à faire autoriser. Mais lors d'une partie de golf bien arrosée, il dit avoir appris qu'il touchait plutôt 25%. Leclerc assure ne jamais avoir tenu de comptabilité. «Je faisais confiance aux entrepreneurs.»

L'ex-fonctionnaire a remis il y a deux jours 90 000$ en espèces qu'il lui restait de ces pots-de-vin. Luc Leclerc a demandé qu'ils soient remis à la Ville de Montréal. Pour l'instant, l'argent sera ajouté, dans un compte en fidéicommis, aux 122 800$ remis par un autre fonctionnaire corrompu, Gilles Surprenant, à la Commission il y a deux semaines.

Contrairement à son collègue, Luc Leclerc ne jouait pas au casino pour soulager da conscience. Au contraire, il a voulu en profiter sans attirer l'attention, une tâche complexe. «On vous donne 500 000$ et essayez de le dépenser. C'est pas facile. C'est un cadeau empoisonné», s'est-il plaint à la procureure qui l'interrogeait, Me Sonia Lebel.

Il a tout de même réussi. Leclerc a notamment investi 75 000$ dans le restaurant de sa fille, après qu'elle eut perdu son partenaire d'affaires. Il a également versé 100 000$ en espèces à l'ancien propriétaire de sa maison, et investi 50 000$ en rénovations. Son fils a quant à lui reçu 25 000$ pour acheter un condo. Le reste de l'argent aurait servi à payer ses dépenses courantes, comme l'épicerie.

Luc Leclerc a indiqué s'être laissé corrompre pour recevoir de la reconnaissance pour son travail. Il acceptait mal que son salaire n'ait pas augmenté aussi rapidement que celui de ses collègues ingénieurs du privé.

L'ex-fonctionnaire affirme qu'il aurait pu prendre sa retraite dès 2002, mais a décidé de rester parce qu'il aimait le côté «social» de son travail, à commencer par les parties de golf auxquelles il était invité par les entrepreneurs. À un moment de son témoignage, il a même laissé entendre qu'en retardant sa retraite, il avait permis à la Ville d'économiser de l'argent.

«Êtes-vous certain que la Ville a économisé avec votre travail?», a sursauté la commissaire Charbonneau.

«À bien y penser, poser la question est y répondre», a reconnu celui qui a autorisé des millions en extras factices.