Nicolo Milioto est bien connu des journalistes d'enquête. En 2009, La Presse a publié un reportage qui mettait en cause l'entrepreneur mafieux sans pouvoir publier son nom. Aujourd'hui, nous reprenons le reportage à la lumière des révélations de la commission Charbonneau. Voici donc le témoignage d'une personne qui a été victime d'un système orchestré par Milioto.

Entre 2006 et 2009, Roger reçoit une cinquantaine d'appels téléphoniques désagréables. Chaque fois, c'est le même refrain: «Laisse tomber le prochain appel d'offres, c'est pas pour toi.»

Les appels surviennent généralement trois ou quatre jours avant le dépôt des soumissions. Habituellement, c'est le concurrent qui a été choisi par le «chef d'orchestre» pour le contrat qui l'appelle. La conversation est brève: pas question que Roger soumissionne à meilleur prix puisque c'est son interlocuteur qui doit gagner l'appel d'offres.

Par ce système de communication bien huilé, les prix offerts à la Ville de Montréal pour les gros contrats étaient alors déterminés d'avance, nous a raconté cet entrepreneur. La Ville devait payer environ 20% de plus qu'elle n'aurait dû.

Roger, qui craint pour sa sécurité, a demandé à La Presse de taire son vrai nom. Ses propos rejoignent ceux de François Beaudry, ex-fonctionnaire du ministère des Transports, selon qui la mafia montréalaise a la haute main sur les appels d'offres et fait gonfler les prix à Montréal et à Laval.

Pour acheter le silence, le gagnant désigné par le «chef d'orchestre» offrait parfois aux perdants des contrats en sous-traitance ou carrément de l'argent, par exemple un chèque de 15 000$ pour «services rendus». Certains, par dépit, acceptent de jouer le jeu et de prendre les contrats ou l'argent.

Rencontre avec le «chef d'orchestre»

Vers 2006, Roger a voulu devenir plus actif et obtenir sa part des gros contrats de la Ville. Il a donc décidé de répondre librement à un appel d'offres de plusieurs millions de dollars. «Je n'étais pas encore certain du danger, dit-il. Je me disais: j'ai bien le droit de travailler à Montréal. J'étais un peu naïf.»

Quand un entrepreneur l'a appelé pour lui demander de céder, Roger a résisté. On l'a donc invité à une rencontre dans un restaurant de Montréal. Six ou sept concurrents étaient présents à la réunion.

Roger y tenait mordicus: il voulait soumissionner le contrat librement, comme l'un des entrepreneurs qui se trouvaient là, d'ailleurs. Au bout d'un certain temps, comme la mésentente persistait, l'un des entrepreneurs a appelé le «chef d'orchestre» de l'industrie, un entrepreneur d'origine italienne.

Selon Roger, ce «chef d'orchestre» est Nicolo Milioto. En 2009, quatre autres sources de La Presse l'ont désigné comme la personne qui «gère le trafic».

«Ça n'a pas été long. Il a été présent un bref instant à la réunion et j'ai compris que c'était fini. À la fin, certains ont pris de l'argent, d'autres, autre chose», raconte Roger.

L'entrepreneur dit connaître des gens qui ont été intimidés pour avoir voulu résister au système. «Ils ont eu des téléphones, de la visite chez eux. Leur femme et leurs enfants partaient pour la fin de semaine, oui, oui, oui... Les gars (du chef d'orchestre) ne lâchent pas le morceau. Ils vont être fins avec toi jusqu'à ce que ce soit à la limite, mais après, ils vont commencer à être moins fins», raconte-t-il.

De 2006 à 2009, la peur semble donc un élément central du système d'appels d'offres de la Ville de Montréal. Depuis, avec les reportages dans les médias et la commission Charbonneau, la pression aurait beaucoup diminué. Pour combien de temps?