André Noël, Francis Vailles et Fabrice de Pierrebour  

Charles Rondeau, important argentier du Parti libéral du Québec, s'est rendu 20 fois aux bureaux du premier ministre Jean Charest en six mois, de la fin du mois d'août 2003 à la mi-février 2004, particulièrement pour rencontrer la personne responsable de la coordination de la nomination des juges, selon des documents que La Presse a obtenus.

Pourtant, M. Rondeau a déclaré aux procureurs de la commission Bastarache qu'il s'était rendu seulement deux fois aux bureaux du premier ministre. Il sera appelé bientôt à témoigner devant cette commission, qui se penche sur les pressions présumées de collecteurs de fonds du PLQ pour nommer des juges pendant cette période critique.

Marc Bellemare a affirmé à la commission qu'il avait subi des «pressions colossales» de Charles Rondeau et d'un autre argentier, Franco Fava, pour nommer des juges quand il était ministre de la Justice, du printemps 2003 au printemps 2004.

Il a soutenu notamment que Charles Rondeau, comptable agréé qui n'exerce aucune fonction officielle au gouvernement, lui avait demandé de nommer le juge Michel Simard au poste de juge en chef adjoint de la Cour du Québec. Selon M. Bellemare, Michel Simard avait été associé au Parti libéral sous le gouvernement de Robert Bourassa, et il était un ami de longue date de M. Rondeau.

Ce dernier a rencontré les procureurs de la commission Bastarache et leur a résumé en quoi consistera son témoignage. «M. Rondeau niera avoir exercé de la pression sur Me Bellemare pour la promotion du juge Simard et indiquera que ce scénario est irréaliste», indique l'exposé sommaire de son témoignage prévu (communément appelé will say).

«M. Rondeau expliquera sa relation avec le premier ministre Jean Charest et expliquera dans quel contexte il s'est rendu à deux reprises à son bureau», conclut l'exposé.

Or, les registres des visiteurs aux bureaux du premier ministre à Québec indiquent que M. Rondeau s'est rendu à ces bureaux 20 fois entre le 27 août 2003 et le 18 février 2004. Des visites qui ont duré en moyenne plus d'une heure. Les bureaux sont situés dans l'édifice Honoré-Mercier. Tous les visiteurs doivent signer le registre. M. Rondeau a indiqué sur le formulaire qu'il allait rencontrer Chantal Landry, responsable de la coordination pour la nomination des juges au bureau de M. Charest, à au moins 14 reprises.

Joint au téléphone, dimanche après-midi, M. Rondeau a décliné toute entrevue. «J'aime mieux garder ça pour la commission (Bastarache), a-t-il dit. On m'a demandé de ne pas faire de déclaration.»

Pourquoi a-t-il dit aux procureurs de la commission qu'il a visité seulement deux fois les bureaux du premier ministre, alors qu'il y est allé 20 fois en six mois? «Il n'y a pas de contradiction, a-t-il dit. Je parlais d'aujourd'hui, pas du début.» En d'autres termes, M. Rondeau a laissé entendre qu'il parlait de ses visites en 2010, et non pas de ses visites en 2003 et en 2004, qui se trouvent pourtant au coeur de l'enquête de la commission Bastarache.

Chantal Landry n'était pas disponible pour faire des commentaires dimanche, a fait savoir le cabinet du premier ministre. De son côté, Hugo D'Amours, attaché de presse du premier ministre, s'est refusé à tout commentaire au prétexte que «cela est l'objet des travaux de la commission».

«Les registres ont été communiqués à la commission, a-t-il dit. M. Rondeau et Mme Landry auront l'occasion de s'expliquer cette semaine.» M. D'Amours n'a pas voulu expliquer ce qui pouvait justifier une telle régularité dans les visites du collecteur de fonds libéral aux bureaux du premier ministre.

Rencontres cruciales

Marc Bellemare a affirmé à la commission Bastarache qu'il avait rencontré Jean Charest le 2 septembre 2003. À cette occasion, le premier ministre lui aurait carrément ordonné de se plier aux demandes de M. Rondeau et de M. Fava, et de nommer les juges que les deux argentiers suggéraient.

Or, le lendemain matin, M. Rondeau a rencontré Chantal Landry aux bureaux du premier ministre. Il est entré dans l'édifice Honoré-Mercier à 9 h 24 et en est sorti à 10 h 38. Le 29 octobre suivant, Marc Bellemare a soumis à ses collègues du Conseil des ministres la nomination du juge Michel Simard. Un décret a alors été adopté.

M. Bellemare dit qu'il a fait cette recommandation contre son gré. Le gouvernement Charest savait que le mandat de sept ans que le Conseil des ministres confiait à M. Simard excédait l'âge limite d'exercice pour les juges, fixé à 70 ans. Le gouvernement a d'ailleurs dû adopter un nouveau décret pour permettre au juge Simard de conserver son poste après son 70e anniversaire, le 28 avril 2009. Le juge en chef adjoint siège, par sa fonction, à tous les comités indépendants chargés de scruter les candidatures aux postes de magistrats.

M. Bellemare affirme qu'il lui préférait un juge plus jeune, mais qu'il n'avait d'autre choix que d'écouter M. Charest.

M. Rondeau est engagé dans le Parti libéral du Québec depuis longtemps et a participé à plusieurs courses à la chefferie. Il avait cessé tout engagement lorsque Daniel Johnson était chef du parti, mais il a fait un retour à la demande de M. Charest. Il a participé jusqu'à tout récemment dans l'organisation et le financement de deux activités pour la région de Québec: la journée de golf et le cocktail du premier ministre.

Avec leur équipe d'une dizaine de personnes, MM. Fava et Rondeau ont contribué à environ 40% des entrées aux cocktails de M. Charest. Cette activité a permis d'amasser 360 000$ en 2003 et 224 000$ en 2002.

M. Rondeau a été membre de la commission des finances du PLQ. Lors de sa déclaration aux procureurs de la commission Bastarache, il a reconnu «avoir remis des enveloppes et des chèques à (Marcel) Leblanc au restaurant Michelangelo, puisque c'était un des lieux de rencontre entre MM. Fava, Leblanc et lui-même». M. Leblanc était un des responsables du financement du PLQ à Québec.

«Les enveloppes pouvaient contenir soit des reçus, des chèques, des coordonnées ou des rapports, ou une combinaison de ces types de documents, ajoute l'exposé sommaire du témoignage prévu de M. Rondeau. L'argent comptant pouvait circuler entre eux au restaurant Michelangelo, soit au moment du paiement d'une facture, ou lorsqu'il était question de séparer le prix du vin lors d'un anniversaire. (...) M. Leblanc, alors en poste à la permanence (du PLQ), était le chaînon entre les collecteurs de fonds, le cabinet du premier ministre et les députés.»

M. Rondeau a admis être «intervenu auprès de (Marc) Bellemare au sujet du juge Michel Simard», mais il nie avoir fait des pressions pour qu'il soit nommé au poste de juge en chef adjoint.