La cinquième vague a frappé un réseau hospitalier à ce point débordé qu’il a dû procéder à du délestage massif. Comment vit-on le combat contre la maladie quand on est envoyés dans l’œil du cyclone ? La Presse a passé trois jours en immersion dans l’unité COVID de l’hôpital Notre-Dame, où le personnel, épuisé et résigné, fait preuve d’un immense courage.

« Ce n’est pas un choix »

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L’infirmière Kahina Serrat (au centre) discute avec deux employées de l’équipe de l’unité COVID, à l’hôpital Notre-Dame.

« Mon rôle, normalement, c’est infirmière au bloc opératoire. Mais vu qu’ils n’ont pas trouvé d’assistant, ils m’ont mise là. Ce n’est pas un choix, c’est un délestage », explique Kahina Serrat, derrière son masque N95, le regard vif, les cheveux remontés et noués.

Pour les Québécois, le délestage décrit l’annulation ou le report d’opérations et de rendez-vous jugés moins urgents pour laisser la place aux patients infectés par le coronavirus. Mais dans le monde hospitalier, le délestage, c’est quand on demande à un employé de quitter son service ou son CLSC pour aller prêter main-forte ailleurs, où les besoins sont plus urgents.

Au 5 AB, l’unité COVID de l’hôpital Notre-Dame créée à la hâte le jour de Noël parce qu’Omicron se répandait comme une traînée de poudre, les employés n’ont pas tous choisi d’être là. Plusieurs ont été délestés.

« Je suis venue à l’unité COVID pendant la première vague, mais c’était volontaire. Quand on vient volontairement, on vient avec une énergie, mais quand on te met de force, tu as juste le goût de partir », affirme Kahina Serrat, visiblement débordée.

Une chance qu’on aime ce qu’on fait parce que si on n’aime pas ça, on ne peut pas être là.

Kahina Serrat, infirmière

Son rôle, celui d’assistante, consiste à préparer les horaires des employés, répartir les tâches, faxer les consultations, prendre les appels, parler aux médecins, assurer les transferts, répondre aux questions…

Tout ça dans un environnement bruyant : l’activité incessante des préposées à l’entretien qui nettoient, désinfectent, frottent et refrottent, les cloches actionnées par les patients, le téléphone qui sonne sans arrêt, le son des machines qui assurent un changement d’air et maintiennent une pression négative.

« Physiquement, émotionnellement, moralement, c’est exigeant », laisse tomber Kahina.

Tirage au sort

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L’infirmière-chef Stéphanie Lemay en compagnie de la préposée aux bénéficiaires Mathilde Lafontant

Mercredi matin, plusieurs préposées aux bénéficiaires étaient mécontentes des tâches qu’on leur avait assignées et des heures de repas, affichées sur un tableau blanc. Certains patients demandent plus de soins, d’autres, moins. Pour résoudre le problème, on a dû procéder par tirage au sort.

Il faut dire que le travail fait par les préposées n’est pas facile et est souvent très ingrat. Parfois, ça demande une patience angélique, comme pour rester assis toute la journée devant une chambre parce que le patient risque de tomber du lit ou de s’enfuir.

Il y a aussi des tâches physiquement exigeantes : transférer des patients sur des civières, les aider à se lever ou à se redresser. Nous pouvons en témoigner.

Même si notre rôle se bornait à observer et à donner un coup de main, on était complètement épuisée à la fin de la journée.

Et il y a des tâches pénibles, comme changer des couches ou nettoyer des dégâts. C’est arrivé mercredi lorsqu’une patiente, incapable de se soulager sur la chaise d’aisance, s’est échappée au moment où on l’aidait à retourner dans son lit.

Mathilde Lafontant, préposée aux bénéficiaires, et Toufic Kairouz, infirmier auxiliaire, ont fermé la porte discrètement, le temps de tout nettoyer, de laver et de changer la patiente.

Avant d’être préposée aux bénéficiaires, Mathilde travaillait pour Garda. « Ici, c’est mieux, dit-elle, parce que je peux faire du temps supplémentaire. Pas besoin de faire deux jobs. »

Équipe créée sur le « fly »

Stéphanie Lemay, infirmière-chef en médecine interne, assure la gestion de l’unité en l’absence de sa collègue Louisette Cartier, retenue chez elle à cause de la COVID-19.

« On a créé une équipe sur le “fly” avec des gens délestés des CLSC ou de cliniques et des gens de l’hôpital », explique-t-elle dans son bureau, au septième étage, où elle passe parfois la nuit.

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L’infirmier Yacine Chemrouk discute avec l'infirmière-chef Stéphanie Lemay, qui assure la gestion de l’unité COVID de l’hôpital Notre-Dame.

La contribution de tout le monde est super importante, mais ce n’est pas facile parce qu’ils ne sont pas habitués à travailler ensemble.

Stéphanie Lemay, infirmière-chef en médecine interne

L’unité COVID peut accueillir 34 patients, mais en accepte 28, faute de personnel.

Pour franchir la porte, il faut se changer et enfiler une tenue médicale, un scrub. Puis mettre de l’équipement de protection : masque N95, visière, blouse jetable, bonnet.

À l’intérieur, il y a des boîtes de gants aux murs et des piles de blouses sur des chariots. Il faut enfiler une deuxième blouse par-dessus la première et mettre des gants pour entrer dans certaines chambres. Tout ce matériel est jeté à la sortie, COVID-19 oblige. Et ça, on peut le répéter 20 fois par jour.

« Ce n’est pas compliqué, mais il faut le faire, insiste l’infirmière-chef. Les employés, on leur met beaucoup de contraintes aussi. On leur dit de ne pas enlever leur masque et de ne pas aller aux toilettes à cause des risques de contamination. »

Et même si le nombre d’hospitalisations baisse depuis plusieurs jours, au Québec, le mémo ne s’est pas rendu au 5 AB, qui affiche toujours complet. Dès qu’un patient obtient son congé, un autre est admis, une fois bien sûr qu’on a désinfecté la chambre au complet.

« Il ne faut pas minimiser le fait que les gens travaillent fort », ajoute Stéphanie Lemay, qui se dit profondément attachée à ses employés.

Climat d’entraide

Élise Ethier, physiothérapeute à l’unité COVID, a connu toutes les vagues. Et même si le travail est difficile, elle souligne qu’il y a un climat d’entraide qu’on ne trouve pas ailleurs.

« En changeant d’équipe pour aller sur un autre étage, je me suis rendu compte que ce n’est pas comme ici. Ici, si un patient a besoin d’être changé, je vais aller chercher la préposée, je vais le faire avec elle. Si j’ai besoin d’aide pour faire marcher un patient, la préposée va m’aider. C’est toujours donnant-donnant. »

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La physiothérapeute Élise Ethier aide une patiente de l’unité COVID à marcher.

Yacine Chemrouk, qui travaille la nuit, met aussi la main à la pâte, en plus de la « paperasse » qu’il doit gérer en tant qu’assistant. Il prend en charge des patients quand ça déborde. « J’éteins des feux à droite et à gauche. »

Il aimerait pouvoir en faire plus. Faire mieux. Mais pour faire mieux, ce qu’il faudrait, c’est plus de monde. Et du monde, il n’y en a pas. Pas plus à l’hôpital Notre-Dame qu’ailleurs dans le réseau. Il y a une pénurie de personnel, et chez ceux qui sont là, il en manque toujours 12 000 pour cause de maladie.

Épuisé ? « Oui, usé. »

Avec à peine quatre ans d’ancienneté, Yacine est l’un des plus anciens de l’équipe.

Les gens ne restent pas. Les conditions sont dures. Moi, j’aime encore ça. Mais si je devais recommencer à zéro, je ne serais pas infirmier. Je ferais un autre travail.

Yacine Chemrouk

La nuit, ajoute Yacine Chemrouk, la charge est grande.

« Quand les patients décompensent, ils décompensent pendant une longue période. Quelqu’un qui cherche son air va se mettre à paniquer. On essaie de mettre de l’oxygène. Lui, dans la panique, il va essayer de l’arracher, c’est comme s’il se noyait. C’est un challenge, et ce sont des patients qui ne veulent pas rester seuls. Ça monopolise du temps et de l’énergie.

« Si quelqu’un reste avec une personne qui décompense, il faut surveiller les autres et prier pour qu’il n’y ait pas un autre patient qui décompense en même temps. »

Les employés de l’unité COVID, dans leur for intérieur, font certainement une autre prière, et c’est que cette cinquième vague soit la dernière.

En isolement plutôt qu’en traitement

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Un jeune sans-abri hospitalisé dans l’unité COVID de l’hôpital Notre-Dame est assez en forme pour faire la roue.

En allant passer trois jours dans l’unité COVID de l’hôpital Notre-Dame, on s’attendait à trouver plein de patients souffrant du coronavirus, avec des difficultés respiratoires et des tubes d’oxygène dans le nez...

Or, ce n’est pas du tout ça, parce que le variant Omicron est une bibitte complètement différente. Il est moins dangereux, mais beaucoup plus contagieux. Dans l’unité COVID, il y a beaucoup de gens qui ont la COVID-19, mais qui ne souffrent pas de la maladie. Ils sont en isolement, plutôt qu’en traitement.

Le plus bel exemple est la présence sur l’unité d’un patient de 25 ans très agité, qui a demandé beaucoup d’énergie aux équipes, jeudi matin. Admis durant la nuit, il hurlait et voulait s’enfuir. L’infirmier auxiliaire chargé de le surveiller a dû déclencher un « code blanc » pour demander l’intervention des gardiens de sécurité parce qu’il était violent.

Ce jeune, qui vit dans la rue, avait contracté le virus, mais n’avait aucun symptôme. On l’avait envoyé au 5 AB en attendant de lui trouver un toit ou de le faire accepter par un refuge pour sans-abri.

Il y a peu de gens qui se présentent aux urgences parce qu’ils ont la COVID. Ils viennent pour d’autres enjeux et on découvre qu’ils ont la COVID. La plupart ont été contaminés sur les unités de soins.

Daria Lebidoff, coordonnatrice aux hôpitaux Notre-Dame et de Verdun

Mariette Lebrun fait partie de ce groupe. Âgée de 76 ans, elle a été admise le 10 décembre pour un autre problème de santé et a contracté le virus à l’hôpital. « Ça fait cinq fois que je change d’endroit », dit la femme, qui partage sa chambre du 5 AB avec une autre patiente, qui ne semble pas plus atteinte de la COVID-19 qu’elle. Des symptômes ? « Pas vraiment. J’ai eu un petit mal de gorge et le nez qui coule un peu. La COVID n’a pas été forte. »

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La patiente Mariette Lebrun fait un casse-tête pour passer le temps.

Le DChristophe Dagenais, spécialisé en médecine interne, vient au 5 AB pour soigner ses patients hospitalisés pour d’autres raisons et qui, pour la plupart, ont été déplacés à l’unité COVID.

« La majorité des patients qui sont ici sont entrés à l’hôpital pour une autre raison, et c’est probablement une infection intrahospitalière, confirme-t-il. Il y en a qui ont attrapé la COVID-19 dans leur CHSLD ou dans leur centre. Mais, aujourd’hui, parmi mes patients, ça constitue une minorité. »

Croit-il que le pic est atteint dans la zone COVID ? « Non. Il y a beaucoup d’admissions. On sent encore la pression de devoir donner des congés pour admettre de nouveaux patients. »

Taux de roulement élevé

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Le Dr Christophe Dagenais fait la tournée de ses patients hospitalisés à l’unité COVID.

La physiothérapeute Élise Ethier observe que le taux de roulement des patients est plus élevé en cette cinquième vague.

« Les patients passent vraiment vite, dit-elle. Il y en a des très peu malades, il y en a des très, très malades. Cette semaine, les gens sont plus mal en point. Les symptômes de COVID chez les personnes âgées sont rarement ceux auxquels on pense. C’est une perte d’appétit, un affaiblissement, une chute… »

Selon le gouvernement, les non-vaccinés représentent 50 % des personnes hospitalisées pour la COVID-19. Mais à l’hôpital Notre-Dame, seulement un des 28 patients n’avait pas eu ses deux doses.

« Demain, ça peut être autre chose », prévient Élise Ethier.

Cas plus typiques

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La préposée aux bénéficiaires Gabriela Munch veille sur deux patients dans une chambre.

Mais il y a aussi des cas plus typiques, comme Brigitte Ayotte. La femme de 54 ans a quitté l’hôpital mercredi dernier, après avoir passé 11 jours à l’unité COVID dans une chambre à deux lits. « J’ai hâte d’être dans mes choses. La cohabitation n’est pas évidente. C’est la troisième personne que j’ai à côté », dit-elle en désignant le lit voisin occupé par un itinérant.

Mme Ayotte avait reçu ses deux doses de vaccin et pris rendez-vous pour sa dose de rappel quand le virus l’a rendue très malade. « J’avais des frissons, mal à la tête, je faisais de la fièvre. Il faut dire que j’ai toujours eu des problèmes avec mes poumons. »

Mais à 54 ans, elle n’était pas du tout représentative des patients soignés dans cette unité. Hormis les gens souffrant de troubles de santé mentale, « ici, 76 ans, c’est jeune », assure la physiothérapeute Élise Ethier.