Une fois que les patients les plus gravement atteints de la COVID-19 ont quitté les soins intensifs, une longue réadaptation débute pour eux. Certains doivent carrément réapprendre à marcher et à manger sans s’étouffer. Sans compter les séquelles psychologiques. Témoignages poignants de deux patients dont la vie a basculé à cause du virus.

« Quand est-ce que je pourrai retourner à la maison ? »

Chaque matin, alors que Paul Mayrand est sous respirateur aux soins intensifs, une infirmière place un cellulaire près de son oreille.

Au bout du fil, confinée à la maison, sa femme France St-Jean lui raconte sa vie, de sa naissance à aujourd’hui, en multipliant les détails sur leur vie de famille. Elle commence toujours de la même manière : « Tu t’appelles Paul Mayrand. Tu es ingénieur. »

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Paul Mayrand, infecté par la COVID-19, a été hospitalisé 67 jours au CUSM, dont 37 aux soins intensifs.

Elle voudrait être au chevet de son mari qui est plongé dans un coma, intubé, après avoir contracté la COVID-19. Mais la pandémie l’en empêche. Ce rituel quotidien diminue – un peu – son sentiment d’impuissance.

Après 30 jours aux soins intensifs du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), lorsque l’homme de 64 ans se réveille enfin, il ignore où il se trouve. Il est entouré d’inconnus masqués. Il n’a aucune idée de ce qui lui est arrivé. Et il délire.

« J’ai l’impression que tout le monde m’en veut. Je cherche à me sauver », se souvient-il. Il engueule le personnel soignant. Il s’excusera plus tard auprès du chef des soins intensifs alors que lui reviennent des flashes de ses accès de colère qui ne lui ressemblent pas du tout.

Un cauchemar éveillé dont M. Mayrand accepte de raconter les détails à La Presse pour sensibiliser la population au port du masque et aux règles de distanciation physique. Si cet homme d’un naturel discret se confie de la sorte, c’est qu’il s’inquiète de voir des gens prendre la COVID-19 à la légère.

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Paul Mayrand et sa femme, France St-Jean

Je n’ai pas d’ennemi. Mais si j’avais un ennemi, je ne lui souhaiterais pas cela.

Paul Mayrand

« Paul, ça va être long »

À son réveil, donc, il ne sent plus ses jambes. Sont-elles paralysées ? Il porte une couche. Confus, il est maintenu attaché, car il tente d’arracher son tube de gavage. Il parvient à se détacher à deux reprises. Trop affaibli, même pour se tourner sur le côté, il n’ira pas bien loin.

Cela prendra une semaine de plus aux soins intensifs pour dissiper l’épais brouillard dans sa tête causé par la forte médication. Il restera 37 jours au total dans cette unité pour les patients les plus mal en point.

La COVID-19 a failli le tuer, comprend-il enfin alors qu’il est transféré à l’étage de médecine interne pour entamer sa réadaptation.

« On n’a pas arrêté de me dire : “Paul, ça va être long” », se souvient-il. Il doit réapprendre à parler. À tenir une cuillère. À avaler. À marcher. Il a perdu toute sa masse musculaire – d’où la sensation d’être paralysé. Son poids a chuté de façon draconienne.

Plusieurs organes ont été atteints. Durant son séjour prolongé aux soins intensifs, il a développé des problèmes aux reins, au foie, au cœur ainsi que de circulation dans les jambes. Sa vue a baissé de moitié.

Au point où, à sa sortie des soins intensifs, cet homme actif qui n’avait aucun ennui de santé majeur ne voit plus le bout du tunnel. Il craint d’avoir des séquelles permanentes.

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Paul Mayrand et sa femme, France St-Jean

Le courage que j’ai eu tendance à manifester dans ma vie dans les situations difficiles s’était tout évaporé. La COVID-19 ne vous enlève pas seulement vos capacités physiques. Je ne voyais pas le jour où je m’en sortirais.

Paul Mayrand

M. Mayrand est le premier patient atteint de la COVID-19 admis aux soins intensifs du CUSM, à la mi-mars. « C’est incroyable qu’il s’en soit sorti », lâche le DPeter Goldberg, chef des soins intensifs à l’hôpital universitaire montréalais.

Le chargé de projet a contracté la COVID-19 dans une réunion de travail le 19 mars dernier. Une personne qui participait à cette réunion est rentrée d’un voyage à l’étranger sans se mettre en quarantaine. Son état s’est dégradé rapidement. Trois jours après cette fameuse réunion, il a été transporté au CUSM en ambulance, où il a été placé sous respirateur.

« Des confrères italiens m’avaient décrit les cas sévères de COVID qui arrivent [à l’hôpital] et qui crashent aussitôt, alors quand M. Mayrand a été admis à l’hôpital, on l’a intubé très vite », explique le DGoldberg.

Honnêtement, je ne pensais pas qu’il allait survivre. Je ne croyais pas, non plus, qu’il allait se réveiller, et certainement pas se réveiller sans déficit neurologique.

Le Dr Peter Goldberg, chef des soins intensifs du CUSM

Ce scientifique ne croit pas aux miracles, mais « parfois, les miracles surviennent », dit-il.

À la même période, le DGoldberg a perdu un patient avec des caractéristiques semblables à celles de M. Mayrand (homme dans la soixantaine, en bonne santé). « Je les confondais tellement ils se ressemblaient », raconte le médecin spécialiste.

Ce décès l’a beaucoup affecté. Il a l’impression d’avoir assisté – impuissant – à un « incendie de forêt ». « Il est mort devant moi. Je ne pouvais rien faire, raconte le chef aux soins intensifs. J’ai posé les mêmes gestes sur cet homme que sur M. Mayrand. Je ne peux pas expliquer pourquoi l’un est mort et l’autre a survécu. »

Un très lent réveil

M. Mayrand a donné beaucoup de sueurs froides au personnel soignant. Le 6 avril, le DGoldberg a cessé la forte médication du patient dans le but de le sortir de son état comateux. Mais dans les jours qui ont suivi : aucune amélioration. « Son corps commençait à se réveiller, mais sa tête ne suivait pas. Là, on a senti que le médecin était inquiet », raconte le fils de M. Mayrand, Marc-André.

« Moi, c’est l’une des fois où j’ai pleuré le plus », ajoute le fils unique.

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Les préposés aux bénéficiaires Nicholas Boulieris et Jean-Claude Cadeau

Fin avril, le préposé aux bénéficiaires Nicholas Boulieris entre dans la chambre pour laver le patient, toujours inconscient. Il lui parle comme s’il était éveillé.

« Bonjour, M. Mayrand, on est ici pour vous donner votre bain », lui dit-il, accompagné d’une collègue infirmière. À ce moment-là, le préposé a l’impression que le patient l’entend. Il le signale à l’infirmière qui se met à répéter très fort « M. Mayrand, M. Mayrand ! ».

Le patient ouvre alors les yeux. L’infirmière s’empresse d’appeler sa femme et colle l’appareil sur son oreille comme elle le fait depuis un mois.

C’était un moment magnifique. Sa femme s’est mise à lui parler doucement au téléphone en lui disant comment elle l’aimait.

Nicholas Boulieris, préposé aux bénéficiaires

Rencontré chez lui alors qu’il reprend tranquillement des forces, M. Mayrand raconte à quel point sa femme, son fils et le personnel du CUSM ont joué un immense rôle dans sa réadaptation.

À sa sortie des soins intensifs, M. Mayrand présente un déconditionnement sévère, c’est-à-dire une grande faiblesse musculaire. « Probablement le plus sévère » que le DGoldberg a vu en carrière.

« C’était très frappant, décrit l’orthophoniste Anna Baudier, qui a travaillé avec lui plusieurs semaines pour lui réapprendre à avaler et à parler. Juste de porter une cuillère de plastique à la bouche, on avait l’impression qu’il soulevait un haltère de 100 kilos. » Au départ, il rate sa bouche. Après avoir réussi à avaler une première demi-cuillère à thé de liquide sans s’étouffer, il pousse un long soupir. Cela lui demande un effort gigantesque.

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De gauche à droite : Nadine Musampa, physiothérapeute, Melina Scalcione, thérapeute en réadaptation physique, et Anna Baudier, orthophoniste

« Il revenait de loin », ajoute la thérapeute en réadaptation physique Melina Scalcione. Dès leur première rencontre, M. Mayrand l’a surprise par sa détermination. « Combien de temps ça va prendre pour recommencer à marcher ? Et pour retourner à la maison ? », lui a-t-il demandé de but en blanc.

Un jour, la thérapeute lui annonce qu’il devra transiter par un centre de réadaptation avant de rentrer chez lui. Sauf qu’à ce moment-là, les visites y sont aussi interdites. Pour M. Mayrand, c’est un autre coup à encaisser. Un coup de trop. Il n’en peut plus d’être coupé de sa famille pour affronter l’épreuve de sa vie.

Sa thérapeute et lui passent alors un accord. Elle lui promet d’être à ses côtés tous les jours pour l’accompagner dans ses exercices aussi longtemps qu’il sera hospitalisé. Et lui s’engage à mettre tous les efforts nécessaires pour obtenir son congé. « Mme Scalcione avait le don de me pousser au bon moment quand je perdais confiance ou quand j’étais fatigué », décrit-il.

Au fil des séances d’exercices, la noirceur se dissipe lentement. Il reprend espoir de « revenir comme avant ». Sa progression est fulgurante, selon son équipe de réadaptation.

Contre toute attente, M. Mayrand quittera finalement le CUSM le 29 mai, soit 67 jours après son arrivée, dont 37 passés aux soins intensifs, sous les applaudissements nourris du personnel qui formera une haie d’honneur dans le corridor du 9e D. Il parle maintenant de reprendre son travail de chargé de projet. Il ne devrait pas garder de séquelles physiques.

Aux soins intensifs du CUSM, personne n’oubliera le premier patient COVID-19. Durant le séjour de M. Mayrand, d’autres patients atteints du dangereux virus ont connu une fin tragique. À force de voir autant de gens mourir en si peu de temps de la COVID-19, le préposé Nicholas Boulieris raconte qu’à la mi-avril, il se sentait « sur le bord du burn-out ». Lorsque M. Mayrand a repris connaissance, le préposé a retrouvé de l’énergie. « M. Mayrand m’a donné espoir de continuer la bataille, dit-il. Ce n’est pas tout le monde qui va perdre ce combat. Il faut se concentrer sur ceux qui vont survivre. »

« Il avait décidé de s’en sortir »

Fin février, François Quenot s’est rendu en France pour les funérailles de sa mère à Paris. Il est revenu plus tôt que prévu au Québec à cause de la COVID-19. Dès son arrivée, il s’est senti malade et a été hospitalisé d’urgence. Son séjour à l’hôpital a duré trois mois, dont neuf semaines inconscient.

« La COVID-19 m’a frappé très fort parce que je suis immunosupprimé », explique l’informaticien à la retraite de 62 ans. « J’ai eu une greffe de rein en 2018. »

PHOTO FOURNIE PAR FRANÇOIS QUENOT

François Quenot a été hospitalisé à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont durant trois mois.

C’est pour cette raison qu’il a été hospitalisé à Maisonneuve-Rosemont, où a eu lieu sa greffe, alors qu’il habite Gatineau.

« Si ce n’est pas un record pour la COVID-19, c’est certainement un des patients qui a été hospitalisé le plus longtemps et qui s’en est sorti », explique le chef des soins intensifs de Maisonneuve-Rosemont, François Marquis.

Il y a eu des moments où l’état de M. Quenot a toutefois laissé craindre le pire. « Il y a eu des montagnes russes, on l’a extubé des fois pour le réintuber, dit le DMarquis. Ça a commencé à aller mieux quand il a repris connaissance et où on a pu communiquer avec lui, même s’il ne parlait pas et était trop faible pour écrire. »

PHOTO FOURNIE PAR L’HÔPITAL MAISONNEUVE-ROSEMONT

Le Dr François Marquis, chef des soins intensifs de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont

Il a décidé de s’en sortir. Ça peut avoir l’air étrange, mais un malade qui ne lutte plus pour sa survie, on ne peut plus rien faire pour lui.

Le Dr François Marquis, chef des soins intensifs de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont

La COVID-19 diffère des autres virus respiratoires sur plusieurs points. « C’est très, très dur pour les poumons, alors il faut aider la respiration en intubant, dit le DMarquis. Mais le corps se rebelle quand nous prenons le contrôle des poumons, alors il faut non seulement anesthésier le patient, mais le paralyser, le curariser. Si les tubes respiratoires sortent un instant, il peut mourir. »

Signe de la vulnérabilité de M. Quenot, aucun de ses proches en France n’a eu de symptômes de la COVID-19, ni sa femme Geneviève Rioux, même si elle a été en contact étroit avec lui pendant quelques jours entre son retour de France et son hospitalisation, en mars.

« On a eu un coup dur après l’autre, témoigne Mme Rioux. Je ne l’ai pas vu avant le 29 juin, au centre de réadaptation à Gatineau. Il y était arrivé le 15 juin et j’avais pu le voir quand il est sorti du véhicule qui l’amenait de Montréal, mais il a été en isolement pendant un autre 14 jours. »

Réadaptation

M. Quenot a fait ses premiers pas avec une marchette le 3 juillet dernier. Il espérait pouvoir se débarrasser de son fauteuil roulant après quelques jours, au moment où La Presse l’a interviewé.

Je suis à 30-40 % de mes capacités, et je compte au minimum un an pour récupérer 95 % de mes capacités. On me dit qu’il n’y a aucune atteinte au cerveau, alors tout est possible.

François Quenot

M. Quenot était jusqu’à la cinquantaine très sportif, mais se limitait à la marche depuis à cause de ses problèmes rénaux.

Quand M. Quenot est sorti des soins intensifs à Maisonneuve-Rosemont, il ne pouvait même pas faire sa toilette. « Nous faisons justement une campagne de financement pour entre autres avoir de l’équipement de réadaptation aux soins intensifs, dit le DMarquis. Il existe plein de protocoles, par exemple des vélos qu’on peut utiliser couchés. Mais ce n’est pas du matériel payé par l’État, parce que ça ne sauve pas des vies, ça améliore la qualité de vie après l’hospitalisation. »

Un autre équipement utile pour la COVID-19 serait financé par la même campagne : un mannequin permettant aux résidents de s’entraîner à intuber. « Il n’y a rien en médecine qui ressemble à la COVID-19. Les gens ont un taux d’oxygène très bas, mais sont souriants. On s’est habitués à vivre avec des chiffres d’hypoxémie qui font peur, pour éviter l’intubation, mais quand le patient se sent mal et qu’il faut intuber, la marge de manœuvre est microscopique et les intubations sont extrêmement complexes et difficiles. Les résidents n’ont pas la capacité de faire ce type d’intubation. On a décidé d’avoir toujours un intensiviste 24 heures sur 24. Et on a détruit le mannequin avec lequel les résidents s’entraînent aux intubations. »