La fin de leur mission a soulevé des débats. Mais dans les couloirs des établissements pour aînés où ils sont intervenus, les soldats canadiens déployés en CHSLD n’ont reçu que des éloges. Alors que leur mandat tire à sa fin, La Presse les a accompagnés sur le terrain. Retour sur une opération gérée « comme à la guerre ».

Opération salvatrice

« Sans eux, je ne sais pas ce qu’on aurait fait. On serait morts. »

Celle qui parle, c’est Marie-Pier Lagueux, directrice des soins au CHSLD de la Rive à Laval. « Eux », c’est l’armée canadienne. Plus précisément, des soldats du 12Régiment blindé de Valcartier.

Habituellement, ils manœuvrent des véhicules de combat. Ces derniers mois, ils représentaient environ le tiers du millier de membres des forces envoyés d’urgence dans des CHSLD de la région montréalaise, dont une quarantaine au CHSLD de la Rive.

« On n’est vraiment pas dans notre cercle de compétence. Ça frappait », admet l’adjudant-maître Simon Levesque.

On n’a pas vu ça avant. L’Afghanistan, par exemple, était une situation très différente. Là, ce sont des grands-mamans qui sont à la veille de mourir. Il se créait des liens avec [les bénéficiaires]. C’était difficile de les voir partir.

L’adjudant-maître Simon Levesque

Nous sommes le mardi 9 juin. L’ambiance est bon enfant au centre d’hébergement de Laval. Des employés se font prendre en photo en compagnie de militaires en uniforme. On se taquine, on se lance des blagues. Les visages sont couverts, mais on devine les sourires sous les masques. Quelqu’un qui entrerait sans avoir lu les journaux depuis trois mois pourrait presque croire que tout va bien, si ce n’est que des hommes et des femmes déambulent en tenue de camouflage.

Il y a un mois à peine, l’établissement était en pleine crise. Quelque 70 % des 94 résidants ont été malades, 41 sont morts. Dans les pires moments, il a manqué plus de la moitié des employés. « On tenait le CHSLD à bout de bras », se souvient la directrice adjointe des soins, Stéphanie Thibault. « C’était du sept jours sur sept. »

  • Ces derniers mois, les soldats du 12e Régiment blindé de Valcartier représentaient environ le tiers du millier de membres des forces envoyés d’urgence dans des CHSLD de la région montréalaise, dont une quarantaine au CHSLD de la Rive.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Ces derniers mois, les soldats du 12Régiment blindé de Valcartier représentaient environ le tiers du millier de membres des forces envoyés d’urgence dans des CHSLD de la région montréalaise, dont une quarantaine au CHSLD de la Rive.

  • Ces derniers mois, les soldats du 12e Régiment blindé de Valcartier représentaient environ le tiers du millier de membres des forces envoyés d’urgence dans des CHSLD de la région montréalaise, dont une quarantaine au CHSLD de la Rive.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Ces derniers mois, les soldats du 12Régiment blindé de Valcartier représentaient environ le tiers du millier de membres des forces envoyés d’urgence dans des CHSLD de la région montréalaise, dont une quarantaine au CHSLD de la Rive.

  • Le lieutenant-colonel Cédric Aspirault commande le régiment blindé et l'une des deux forces opérationnelles déployées dans le cadre de l’opération Laser.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Le lieutenant-colonel Cédric Aspirault commande le régiment blindé et l'une des deux forces opérationnelles déployées dans le cadre de l’opération Laser.

  • Une quinzaine de militaires gèrent les commandes et les livraisons d’équipement.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Une quinzaine de militaires gèrent les commandes et les livraisons d’équipement.

  • Des cartes sont déployées dans le centre de commandement de l’opération Laser, sur la base militaire de Longue-Pointe, dans l’est de l’île de Montréal.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Des cartes sont déployées dans le centre de commandement de l’opération Laser, sur la base militaire de Longue-Pointe, dans l’est de l’île de Montréal.

  • Surnommée « l’acheteuse », la soldate Jessica Graham-Jolivet s’occupe des commandes destinées aux soldats déployés sur le terrain.

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    Surnommée « l’acheteuse », la soldate Jessica Graham-Jolivet s’occupe des commandes destinées aux soldats déployés sur le terrain.

  • Le caporal-chef Morrisette, le cavalier Gagné et le cavalier Beauregard nettoient une chambre de fond en comble.

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    Le caporal-chef Morrisette, le cavalier Gagné et le cavalier Beauregard nettoient une chambre de fond en comble.

  • Stéphanie Thibault et Marie-Pier Lagueux, respectivement directrice adjointe et directrice des soins du CHSLD de la Rive, discutent avec le caporal-chef Michael D’Arcy.

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    Stéphanie Thibault et Marie-Pier Lagueux, respectivement directrice adjointe et directrice des soins du CHSLD de la Rive, discutent avec le caporal-chef Michael D’Arcy.

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C’est à la demande de la direction que l’armée y a été dépêchée. Le major Marc Thébaud se souvient du premier jour où il y a mis les pieds.

Les employés criaient. C’était l’euphorie. J’ai juste ouvert ma porte d’auto et j’ai entendu des applaudissements. Je leur ai dit : on n’a encore rien fait.

Le major Marc Thébaud

Le major Thébaud, ingénieur de formation, a dirigé 237 soldats dans quatre CHSLD. Comme beaucoup de ses frères d’armes, c’est à la télévision qu’il a appris qu’il allait y être envoyé. « J’étais au téléphone. Je venais de dire que je ne pensais pas qu’ils allaient avoir besoin de nous quand j’ai vu la conférence de presse du premier ministre Legault. »

L’annonce a surpris tout le monde, admet-il.

« On est partis assez vite. On s’est déployés dans quelque chose qu’on ne connaissait pas. Avant de partir, j’ai demandé à ceux qui ne voulaient pas y aller de se manifester. Personne ne s’est désisté. Pourtant, l’ennemi invisible, il menaçait aussi nos familles », dit le major Thébaud. L’homme ne cherche pas à cacher sa fierté.

Opération Laser

Le lieutenant-colonel Cédric Aspirault, qui commande le 12Régiment blindé, n’a eu que 24 heures d’avis pour enclencher la mission. Bien que « complètement différente », cette dernière a été abordée exactement comme une opération à l’étranger. « Notre entraînement pour la guerre, on l’utilise. La structure de commandement, le réapprovisionnement, ça s’applique à la guerre comme ici. »

Une formation accélérée sur le monde des CHSLD a été mise sur pied en pleine nuit par une infirmière militaire à Valcartier. Les soldats ont aussi appris à utiliser un nouvel équipement de protection individuel, troquant les casques et les gilets pare-balles contre des blouses, des visières et des masques.

Pendant ce temps, des membres du haut commandement effectuaient une opération de reconnaissance sur le terrain, comme ils l’auraient fait en Irak ou en Ukraine.

Le plan : envoyer plus de 1300 militaires provenant notamment du régiment blindé, du Royal 22e, de la réserve et de différents corps médicaux dans un environnement inconnu, le tout en limitant au maximum les risques de contamination et en s’assurant d’être complètement autonome pour la nourriture, le transport, l’eau, le logement et l’équipement.

Lorsqu’on se déploie, on veut minimiser l’impact sur la zone d’opération. On veut s’assurer qu’on ne devient pas une nuisance. On ne veut pas compétitionner pour les ressources.

Le lieutenant-colonel Cédric Aspirault

Il nous accueille à la Garnison de Montréal, dans l’est de l’île, devenue l’un des deux centres des opérations pour ce qui a été baptisé l’opération Laser.

Une quinzaine de militaires, dont le lieutenant-colonel, vivent cloîtrés ici depuis le début du mois de mai. Ils dorment sur des lits de camp dans un dortoir commun. Ils n’ont presque pas de contacts avec le monde extérieur. Pas question de risquer d’être contaminés. Ce sont eux qui gèrent les commandes et les livraisons d’équipement et de nourriture, qui trouvent des chambres d’hôtel pour les soldats sur le terrain et qui supervisent les troupes dans les CHSLD.

Ces CHSLD, ils ont tous été dessinés sur une grande carte de la région métropolitaine, collée sur une table autour de laquelle s’affairent des hommes en uniforme. Encore un écho des missions en zone de combat. On y voit aussi les petits carrés qui représentent les manèges militaires où sont stationnés d’autres commandants, dont le major Thébaud. Les livraisons de vivres et d’équipement partent de l’est de Montréal vers ces deuxièmes points de service, pour ensuite être distribuées dans les centres d’hébergement ou les hôtels où vivent les soldats. Cela permet de limiter les risques de transmission entre le haut commandement et le terrain.

Toujours dans le but de lutter contre la propagation, alors que leurs chefs dorment cordés dans une même pièce, ceux qui travaillent directement dans les CHSLD ont tous leur propre chambre, dont ils ne peuvent sortir que pour courir ou travailler. Pas question, même, d’aller acheter une barre de chocolat ou un paquet de gomme au dépanneur. Une soldate, Jessica Graham-Jolivet, que ses collègues surnomment « l’acheteuse », reçoit les commandes. C’est elle qui fait les courses pour tout le monde et qui envoie le tout par camion, en même temps que le reste.

Toutes ces précautions fonctionnent. Seulement 36 des 1350 membres des forces armées participant à l’opération Laser ont attrapé la COVID-19.

« Notre capacité à mettre plusieurs uniformes fait qu’on a réussi à s’adapter rapidement. On aime les règlements. Quand on disait : lorsqu’on traverse de cette zone-là à cette zone-là, il faut se changer, c’était fait à la lettre et en tout temps. Il peut y avoir eu un petit manquement, quelqu’un qui touche à son œil, mais la discipline de nos troupes a minimisé le potentiel de contamination », se félicite le lieutenant-colonel Aspirault.

Lavage et casse-tête

Au deuxième étage du CHSLD de la Rive, trois jeunes militaires enfilent justement blouses et visières avant d’entrer dans la zone chaude. Ils doivent y transporter un patient dont le résultat de test, positif à la COVID-19, vient d’arriver.

Cette zone chaude, raconte fièrement le lieutenant William Morissette-Leclair, ce sont ses hommes qui l’ont mise sur pied. Ils se sont occupés des déménagements, ils ont installé des affiches, des stations de désinfection.

L’opération Laser est sa deuxième mission en carrière. La première a été une mission de souveraineté dans le Grand Nord canadien l’hiver dernier. « Disons que c’est un gros contraste avec ce que j’ai appris... », lance-t-il.

Ce n’est pas une situation de combat, mais les gars deviennent fatigués mentalement à voir des gens qui meurent. De chez nous, la pandémie, c’était surtout des chiffres. Là on peut voir que ça a de vrais impacts.

Le lieutenant William Morissette-Leclair

Lorsque les membres de son escadron sont arrivés dans l’établissement de Laval, le manque de bras était si criant qu’ils ont dû faire du lavage 24 heures sur 24 durant trois jours. « La vie s’est comptée en cycles de lavage », rigole le jeune lieutenant.

Ils ont fait du ménage et vidé les chambres des défunts. Quand le personnel responsable des loisirs est tombé au combat, des soldats ont animé des conversations vidéo avec des familles. Un a fait des casse-tête, d’autres ont simplement fait la conversation.

Le caporal-chef Michael D’Arcy est devenu une légende en installant 12 — non 14, ou peut-être est-ce 16 ? – unités d’air climatisé à lui tout seul. Les versions changent selon l’employé qui la raconte. « Le chef D’Arcy, c’est une rock-star. On voudrait le garder avec nous pour toujours », lance la directrice des soins alors que le timide militaire rougit sous son masque.

Un mois après le déploiement, la situation au CHSLD de la Rive s’est rétablie. L’armée a quitté les lieux deux jours après notre visite lors d’une cérémonie empreinte d’émotion. « L’état de crise du début n’est plus là, croit le major Thébaud. J’ai vu l’évolution dans le visage du personnel, dit-il. Mon critère, c’est les sourires des gens. »

L’homme part avec le sentiment du devoir accompli. « Dans l’armée, la mission, c’est sacré. Il faut absolument la réussir. Et, oui, je crois qu’on l’a réussie. Entre ce que j’ai vu en arrivant et ce que je vois aujourd’hui, c’est le jour et la nuit. »

En chiffres

1050 : Nombre de militaires déployés dans plus de 40 CHSLD. À eux s’ajoute une équipe de commandement et de soutien d’environ 300 personnes.

36 : Nombre de militaires déclarés positifs à la COVID-19 depuis le début de la mission

10 millions : Coût mensuel, assumé par Ottawa, de la présence des militaires au Québec

Tensions Ottawa-Québec

Le départ des troupes déployées en CHSLD a suscité des tensions entre Québec et Ottawa. Le premier ministre Legault aurait souhaité que 1000 militaires demeurent dans les établissements de la province jusqu’en septembre, moment où la cohorte de nouveaux préposés aux bénéficiaires terminera sa formation. Ottawa a plutôt décidé que la mission serait prolongée jusqu’au 26 juin. Après cette date, les militaires seront graduellement remplacés par des membres de la Croix-Rouge canadienne formés et payés par le fédéral. Seules quelques dizaines de soldats qui ont une formation médicale demeureront disponibles.

« Ça a changé notre régiment »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le chef Morrisette, le cavalier Gagné et le cavalier Beauregard à l’œuvre au CHSLD de la Rive, à Laval

« Moi je suis un peu brise-fer. Je ne suis pas délicat. Je ne me voyais pas tant avec des personnes âgées. »

Le lieutenant William Morissette-Leclair l’avoue. Il appréhendait son séjour en CHSLD. Aujourd’hui, il semble complètement à l’aise dans son nouvel environnement et parle avec nostalgie des blagues quotidiennes d’un résidant auquel il s’est attaché.

Ce changement de cap, ils sont plusieurs à l’avoir vécu.

« Ça a changé notre régiment pour le bien », souligne le major Marc Thébaud.

C’est une expérience de vie qui nous a fait mûrir. Je leur ai dit : “Dans deux ou trois mois, dans un ou deux ans, vous allez être fiers de ce que vous avez fait.”

Le major Marc Thébaud

Le 12Régiment blindé de Valcartier compte beaucoup de jeunes soldats parmi ses rangs. Un peu plus de la moitié de ses membres a une expérience à l’étranger. Si c’est ce régiment qui a été dépêché au Québec pendant la crise sanitaire, c’est qu’il était « de garde » en cas de besoin pour une opération nationale ou locale. Les forces s’attendaient à tout, sauf à ça.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Une infirmière discute avec la capitaine Myriam Maureau (en rouge) et la directrice adjointe des soins du CHSLD de la Rive, Stéphanie Thibault (en vert).

« Nos gens ne savaient pas dans quoi ils s’embarquaient. C’est lorsqu’on est arrivés qu’ils ont vraiment vu, raconte le lieutenant-colonel Cédric Aspirault. J’en ai qui sont arrivés au régiment en mars. Ils n’étaient même pas rentrés et on leur a dit : “Tu t’en viens avec nous autres, on se déploie.” Il y en a des très jeunes, de 18, 19 ans, qui n’avaient presque rien vécu et qui, le lendemain, ont réussi à faire équipe avec quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas du tout, un professionnel de la santé avec un bagage complètement différent, et à l’appuyer jusqu’à la fin et garder un degré de maturité très élevé. »

C’est une mission où le régiment va avoir grandi. Côté maturité, côté compassion.

Le lieutenant-colonel Cédric Aspirault

Oui, il y a eu de l’inquiétude, de la peur même. Le regard des jeunes soldats sur les photos prises le jour de leur arrivée en témoigne. « Ç’a été un choc pour certains d’entre eux. […] C’est quelque chose qu’on n’avait jamais anticipé faire », dit le major Thébaud.

Le capitaine Nicolas Rivard, aumônier, a écouté plusieurs témoignages de militaires qui se sentaient désorientés. Certains confrontés à une réalité plus personnelle que d’habitude alors que la crise frappait chez nous, d’autres qui voyaient la mort de près pour la première fois. D’autres encore s’inquiétaient pour leur famille, laissée derrière en pleine crise sanitaire. Il y a aussi ceux, dit-il, qui se sont découvert une vocation.

L’adjudant-maître Simon Levesque, responsable de la discipline, n’en revient pas. Il n’a eu personne à discipliner durant la mission. « Les gars étaient tellement passionnés que j’ai eu zéro surveillance à faire. Ils étaient brûlés quand ils sortaient. »

« Nos gens, constate le lieutenant-colonel Aspirault, ont vécu une expérience humaine et d’entraide exceptionnelle. Les gens travaillaient sans arrêt. Et quand ils avaient terminé leur quart de travail, ils avaient hâte d’y retourner. Dans les missions internationales, on travaille pendant six mois, et l’impact [de notre présence] on le voit dans des dizaines d’années. Ici, on voyait l’impact immédiatement. Le lendemain c’était mieux. Le surlendemain c’était encore mieux. Trois semaines ou un mois après, on voyait qu’on avait eu un impact positif. Les gens, même après trois semaines avec des longues heures, ils avaient encore les yeux brillants quand ils partaient. C’est très, très beau à voir. »