À l’issue d’une semaine de relâche dont les effets seront meurtriers pour la métropole, le virus entre à Montréal, introduit par des voyageurs en provenance de New York et par des vacanciers de la relâche. C’est dans le Centre-Ouest qu’on prend pour la première fois la mesure de ce nouvel ennemi, qui finit par infiltrer sournoisement les CHSLD du nord de l’île. Montréal l’attendait, cet ennemi invisible. Mais la ville était-elle vraiment prête à le combattre ?

En ce 12 mars, un mariage est en préparation à la Shaar Hashomayim, une synagogue de Westmount. Dans six heures, les futurs mariés vont fouler le tapis rouge de la majestueuse allée centrale de la synagogue. Dans la salle de réception, les fleurs sont sur les tables, déjà dressées par le traiteur. Les mariés sont avec le photographe pour prendre les clichés qui immortaliseront cette journée. Il est 11 h 45.

C’est à cette heure précise que le premier ministre François Legault apparaît à la télévision, accompagné du directeur national de santé publique, Horacio Arruda. En interdisant les rassemblements de plus de 250 personnes, ce jour-là, le duo Legault-Arruda secoue le Québec. L’ombre de la COVID-19 plane désormais sur la province.

Et plonge les futurs mariés et leurs invités dans un profond dilemme.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

La synagogue Shaar Hashomayim de Westmount

« La célébration s’apprêtait à commencer. Ils n’ont pas eu le temps de s’ajuster », expliquera le rabbin Adam Sheier, leader spirituel de la synagogue, quelques jours plus tard, dans un message à la communauté. Le rabbin n’a pas célébré lui-même le mariage, car les lieux étaient loués par les familles.

Et ce qui devait arriver arriva. Des invités du mariage, qui venaient de New York, étaient atteints de la COVID-19.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Un bon nombre de personnes ont été contaminées. Certains se sont retrouvés aux soins intensifs.

Le Dr Richard Massé, qui assiste de près Horacio Arruda à la Direction nationale de santé publique depuis la mi-mars

La COVID-19 entre en résidence

Cinq jours plus tard, le 17 mars, l’une des invitées au mariage, qui habite la résidence pour aînés King David de Côte-Saint-Luc, est envoyée d’urgence à l’Hôpital général juif. Deux jours plus tard, le diagnostic tombe : c’est la COVID-19. Un autre invité du mariage se retrouve aux urgences de l’hôpital de Verdun le 26 mars. Il est vu par l'équipe du Dr Jocelyn Barriault, chef du département de médecine d’urgence de l’hôpital.

Betty Youster, 91 ans, était déjà confinée dans son appartement du King David lorsqu’elle a appris qu’il y avait des cas de COVID-19 dans l’édifice. « Nous avions tous peur. » À la résidence, des mesures draconiennes de protection sont instaurées. Les résidants sont confinés dans leur chambre. Leur température est prise trois fois par jour. Mais il est trop tard : 15 résidants sur 108 sont infectés. Trois en meurent.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Shirley Friedman

Shirley Friedman, qui aurait eu 96 ans en juin, fait partie des résidants contaminés. Quand elle a été transportée à l’Hôpital général de Montréal, à la suite d’une chute, elle a eu un test positif à la COVID-19. À la surprise de tous, puisqu’elle n’avait aucun symptôme. On l’a hospitalisée dans une unité chaude. Elle a fini par guérir de la COVID-19, mais s’est éteinte à l’hôpital. « Ils ne l’ont pas sortie de son lit. C’est comme si elle s’était fanée », dit sa petite-fille Tawn. Son père, Larry Friedman, est encore sous le choc. « Je me suis fait voler ma mère. »

La ville des mesures musclées

En l’espace de quelques jours, à la mi-mars, plusieurs mariages se tiennent à Montréal. Au total, 400 personnes seront isolées parce qu’elles y ont été en contact avec des cas de COVID-19. Dont plusieurs citoyens de la municipalité de Côte-Saint-Luc, là où la pandémie montréalaise a d’abord frappé le plus fort.

La municipalité a identifié très rapidement la menace. Au moment où la première résidante du King David est hospitalisée, l’état d’urgence est déjà instauré depuis deux jours dans la petite agglomération. Il faudra dix jours à la Ville de Montréal pour emboîter le pas.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

La résidence pour aînés King David de Côte-Saint-Luc

Il faut dire que la démographie de Côte-Saint-Luc la rend particulièrement à risque. « On a 30 % d’aînés, une population assez dense », résume le maire de Côte-Saint-Luc, Mitchell Brownstein. La Ville interdit donc les rassemblements de plus de 10 personnes.

Le 19 mars, la municipalité avise ses concitoyens du sérieux de la situation. « Les citoyens ont même été appelés chez eux. Les masques sont apparus très tôt à Côte-Saint-Luc », observe l’ancien maire de la municipalité et ancien député de D’Arcy-McGee, Robert Libman.

Rapidement, les cas se multiplient dans le Centre-Ouest, Côte-Saint-Luc, Notre-Dame-de-Grâce, Hampstead, Outremont, à cause des voyages effectués pendant une semaine de relâche qui aura des conséquences meurtrières dans la métropole. « La relâche a été un des gros éléments qui ont fait mal à Montréal », estime Mylène Drouin, la directrice de santé publique de Montréal.

Les « écureuils » du Centre-Ouest

On est prêts aussi du côté de l’Hôpital général juif, le premier établissement désigné pour traiter les cas de COVID-19. Dès la troisième semaine de janvier, le Dr Karl Weiss, microbiologiste-infectiologue à l’Hôpital général juif, se questionne sur les réserves de masques disponibles.

Je me suis demandé si le gouvernement avait une réserve stratégique. Et je me suis dit : c’est clair que non.

Le Dr Karl Weiss, microbiologiste-infectiologue à l’Hôpital général juif

L’hôpital commande donc du matériel de protection dès le début février. « On a fait des provisions comme des écureuils. On était probablement les seuls à faire des provisions », dit Francine Dupuis, PDG adjointe du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île--de-Montréal. Tout le personnel de l’hôpital a été formé, des simulations ont été réalisées. Tous les travailleurs des urgences et des soins intensifs commencent à porter le masque.

Dès que le premier cas apparaît à la résidence King David, les lumières rouges s’allument au CIUSSS. Lorsqu’une seconde résidence est touchée par une éclosion, des mesures sévères sont prises. « On a été radicaux. On s’est dit : c’est bien [dommage], mais la priorité, c’est que les gens ne meurent pas. Il fallait fermer l’accès aux proches aidants parce que c’étaient des vecteurs de propagation. » La mesure suscite l’ire d’une partie de la population. Des manifestations ont lieu devant le CHSLD Maimonides de Côte-Saint-Luc. « Il a fallu envoyer la police parce que ça frappait dans les fenêtres. »

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Francine Dupuis, PDG adjointe au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’île-de-Montréal

Mais à l’époque, explique Mme Dupuis, personne ne s’imagine que le virus peut se transmettre par le personnel. « La première éclosion est survenue à un étage de gens qui ont l’alzheimer et font de l’errance. On pensait que ça allait se limiter à ça. »

La tournée des bars

Quinze jours plus tôt, le 27 février, la Dre Mylène Drouin était dans la salle de commandement, à la Direction de santé publique de Montréal. On l’informe qu’une patiente s’est présentée aux urgences de l’hôpital de Verdun. Elle est positive à la COVID-19. C’est le premier cas déclaré au Québec.

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Mylène Drouin, directrice de santé publique de Montréal

« Elle s’est isolée d’emblée », dit la Dre Drouin. La femme ne cause donc pas de dégâts sur le plan épidémiologique. « Ce cas-là, on s’y attendait, dit le Dr Jocelyn Barriault, dont l’équipe a vu le patient. C’était quelqu’un qui revenait de voyage. Ce qui a vraiment sonné l’alarme chez nous, c’est un cas qu’on a eu une dizaine de jours plus tard. »

Un patient en provenance de l’Institut Douglas est alors admis aux urgences. La personne a des symptômes grippaux, mais comme elle ne revient pas de voyage, les directives de Québec en vigueur à l’époque stipulent qu’on ne doit pas la tester. « La médecin qui l’a vu a décidé de tester quand même. » Quelques jours plus tard, l’équipe apprend que le patient est positif.

Tout le monde est un peu tombé en bas de sa chaise. Pour nous, c’était clair que la transmission communautaire était commencée.

Le Dr Jocelyn Barriault, chef du département de médecine d’urgence de l’hôpital de Verdun

Il alerte ses homologues des autres salles d’urgence et décide, encore une fois à l’encontre des normes, que son équipe portera l’équipement de protection pour tous les patients qui ont des symptômes d’allure grippale.

Tout au long du mois de mars, les cas suggérant une contamination communautaire se sont accumulés aux urgences de Verdun. Au début du mois, un homme de retour de Londres avoue avoir fait la tournée des bars les plus chics de Montréal alors qu’il était malade. L’équipe est catastrophée.

L’évolution de la situation à Montréal

4 mars : un premier cas venu d’Iran

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Des installations pour la mise en quarantaine des patients atteints de la COVID-19 à l’Hôpital général juif

Le premier cas de COVID-19 déclaré à Montréal, une femme qui a voyagé en Iran, est transféré à l’Hôpital général juif, premier hôpital désigné pour traiter les cas de coronavirus. Cette femme est le premier cas de COVID-19 officiellement enregistré au Québec, en date du 27 février. Avec Côte-Saint-Luc, l’arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce sera l’un des premiers fortement touchés par la COVID-19.

12 mars : 40 % des cas dans le centre-ouest

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le centre de dépistage dans le stationnement du centre commercial Quartier Cavendish, à Côte-Saint-Luc

Le jour où le premier ministre Legault interdit les rassemblements de plus de 250 personnes à la télévision, le virus rôde déjà dans la municipalité de Côte-Saint-Luc, le secteur de Montréal qui sera le premier frappé de plein fouet par la COVID-19. Après quelques semaines, pas moins de 40 % des cas de COVID-19 se retrouvent dans le centre-ouest de l’île de Montréal. Le virus a été introduit au Québec notamment par des échanges avec la ville de New York, précisera le directeur national de santé publique, Horacio Arruda.

23 mars : plus de 3300 morts en CHSLD et en RPA

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci

Le CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci est l’un des premiers établissements montréalais à être sérieusement contaminé par la COVID-19. Rapidement, le feu de brousse s’étend à de nombreux établissements pour aînés de Montréal, dont beaucoup longent la rivière des Prairies. Le virus ne tarde pas à traverser le cours d’eau pour contaminer Laval, qui deviendra la région la plus touchée au Québec par habitant. Pas moins de 90 aînés sont fauchés par le virus au CHSLD de Sainte-Dorothée.

29 mars : près de 300 milieux pour aînés frappés

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le CHSLD privé Herron

Après que le personnel a déserté les lieux, abandonnant les patients à leur sort, la tutelle est déclarée par le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal au CHSLD privé Herron. L’établissement devient le symbole de l’hécatombe dans les CHSLD et les résidences privées pour aînés au Québec. Dans l’ensemble, plus de huit victimes sur dix vivaient dans des milieux d’hébergement pour aînés. Même l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, une référence pour les soins aux aînés, est fortement touché. Dans certains établissements, 100 % des bénéficiaires seront infectés.

14 avril : des travailleurs de la santé infectés

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Une clinique de dépistage mobile à Montréal-Nord

Marcelin François, un citoyen de Montréal-Nord qui travaillait comme préposé aux bénéficiaires, meurt dans les bras de sa femme. Il devient l’image d’un quartier où les cas montent à une vitesse vertigineuse à cause des nombreux travailleurs de la santé qui y habitent. Le nombre de cas triple en deux semaines. Au total, le quart des personnes infectées dans le quartier travaillent dans le réseau de la santé. À l’échelle de Montréal, au moins 4000 employés du réseau de la santé sont infectés.

29 avril : des éclosions dans cinq hôpitaux

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Un hôpital mobile de la Croix-Rouge, installé à l’aréna Jacques-Lemaire de LaSalle

Après l’hôpital du Sacré-Cœur quatre jours plus tôt, c’est l’hôpital Maisonneuve-Rosemont qui est frappé par une forte éclosion de COVID-19. Cinq hôpitaux montréalais sont ainsi touchés par des éclosions de coronavirus. Dans certains cas, on réquisitionne des arénas pour y loger les patients infectés. Les urgences des hôpitaux, désertes au début de la crise, affichent maintenant un taux d’occupation supérieur à leur capacité d’accueil.

12 mai : nombreux CHSLD touchés

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Le premier ministre François Legault a distribué des masques au métro Cadillac.

Le nombre de décès dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve est en forte hausse, surtout à cause de la situation dans les CHSLD du quartier, dont certains sont vétustes. L’Est de Montréal, du nord au sud, est maintenant fortement touché par le virus. Les autorités encouragent fortement le port du masque dans les lieux publics et les transports en commun.

L’allée de la mort

En ce 22 mars, la Dre Josée Savoie, directrice des services professionnels au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal, reçoit un appel du médecin de garde au CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci. « Je suis inquiet », lui dit-il. Une infirmière a eu un test positif et des patients ont des symptômes. L’établissement, qui accueille 350 résidants, réserve l’aile L pour soigner les patients infectés.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci, boulevard Gouin

Mais dès le début du quart de soir, deux jours plus tard, un problème majeur surgit. Sur neuf employés dans l’aile L, un seul se présente au travail.

Plus personne ne voulait entrer. L’équipement de protection entrait au compte-gouttes. Les gens avaient peur. Il n’y avait pas de procédure claire. Les travailleurs ne se sentaient pas en sécurité.

Alexandre Paquet, du Syndicat des travailleurs du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal

Pour assurer les soins dans l’aile L, une équipe volante est envoyée en renfort de même que des employés de l’hôpital du Sacré-Cœur. « Je sentais qu’on était en mode panique, dit M. Paquet. La direction des ressources humaines, la direction… Tout le monde était désemparé. Ils n’étaient clairement pas préparés. »

« On a agi très vite, rétorque la Dre Savoie. On a suivi toutes les recommandations de la Santé publique à mesure qu’elles évoluaient au fil de la crise. À ce moment-là, personne ne porte de masque dans le réseau des CHSLD. » Le soir même, dit-elle, un responsable de l’approvisionnement a débarqué au CHSLD avec du matériel de protection.

Chose certaine, en l’espace de quelques jours, le CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci, situé sur le boulevard Gouin, est ravagé par la COVID-19. « On demandait aux gens d’aller dans les chambres sans lunettes, sans visière, avec un masque. On se promenait de chambre en chambre […]. On envoyait les employés au front se rouler dans la COVID-19, sans les protéger », relate M. Paquet. Du 31 mars au 16 avril, il y aura une augmentation de 60 cas positifs au CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci. À ce jour, 66 personnes ont perdu la vie dans cet établissement.

Une crise encore invisible

Mais à la fin du mois de mars, cette crise est encore, en bonne partie, invisible. Dans les semaines qui suivent, la pandémie frappe de nombreux établissements pour aînés qui bordent la rivière des Prairies. Après Notre-Dame-de-la-Merci, ce sera le CHSLD André-Laurendeau, puis la résidence Berthiaume-Du Tremblay, la résidence Angelica.

Le boulevard Gouin devient l’équivalent de l’allée de la mort. Quand on lance une opération massive de dépistage au CHSLD André-Laurendeau, le nombre de cas recensés bondit. « Du jour au lendemain, on est passé de 50 cas à 120 dans la bâtisse », dit M. Paquet. En tout, plus de 80 résidants y mourront.

Pourquoi ? « La main-d’œuvre indépendante, par définition, se promène d’un établissement à l’autre », dit Josée Savoie. Au total, 1335 employés seront contaminés sur le territoire du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal.

Et la contamination touche aussi d’autres secteurs de Montréal. Le 23 mars, au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de Montréal, c’est la consternation. Sonia Bélanger, PDG du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, apprend qu’un résidant du pavillon Alfred-DesRochers de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM) est atteint.

Dans les jours qui suivent, elle se rend à l’IUGM. Évoquant cette visite, elle peine encore à retenir ses larmes. « Le feu a pris à partir du premier cas. » Le Centre-Sud de Montréal compte 17 CHSLD. En tout, 480 résidants sont morts.

Et les travailleurs de la santé tombent comme des mouches. Au pire de la crise, 2000 d’entre eux seront touchés.

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Je me suis demandé si on allait finir par ne plus avoir de personnel du tout. On avait l’impression de jouer dans un mauvais film.

Sonia Bélanger, PDG du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Avec deux cas de contamination dans un CHSLD, « on pouvait retirer 20 employés qui avaient été en contact avec eux », ajoute Claude Riendeau, directeur du soutien à l’autonomie des personnes âgées au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de Montréal.

Avec des établissements qui étaient déjà en pénurie de personnel avant la pandémie, les trous à combler deviennent énormes.

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Julie Provencher, directrice du programme de santé publique au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal

« Il était rendu 22 h, et avec le comité de direction, on regardait les horaires, quart par quart, dans chacun des CHSLD du territoire, pour trouver des solutions, raconte Julie Provencher, directrice du programme de santé publique au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal. J’ai des gestionnaires de premier niveau qui, depuis cette date-là, font une fin de semaine sur deux sur des quarts de travail comme préposés aux bénéficiaires. On était dans la tranchée. »

Négocier son masque

Au cœur de cette crise des CHSLD qui explosera à la face du Québec au début d’avril : le manque d’équipement. Cela aura été le problème numéro un au début de la pandémie, estime l’obstétricienne Diane Francoeur, présidente de la Fédération des médecins spécialistes. « Il y avait eu des recommandations après le SRAS. Mais on n’a pas appris. Mais du matériel, tout le monde en a manqué. Pas juste le Québec. [...] Ça n’aidera personne de dire c’est la faute de tel ou tel autre. »

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Les autorités ne l’admettront jamais, mais les consignes ont été basées en partie sur les réalités limitantes de notre inventaire de matériel de protection au lieu de se baser sur les données probantes qu’on avait. Les autorités avaient peur de ne pas avoir de masques de procédure en quantité suffisante, alors elles ont adapté les consignes.

La pédiatre Joanne Liu, sommité en matière de lutte contre les épidémies

Même chose pour les fameux masques N95. « La seule raison pour laquelle on a dit aux gens de ne pas avoir de N95, c’est qu’on n’en avait pas assez », ajoute l’intensiviste Michel de Marchie, qui travaille à l’Hôpital général juif.

En début de crise, la PDG adjointe du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, Francine Dupuis, regardait avec stupéfaction le point de presse du premier ministre, qui se faisait rassurant sur l’approvisionnement, alors qu’elle n’avait plus de stocks que pour journée ou deux. Elle évoque l’image des « petits canards qui semblent flotter doucement sur l’eau, alors que sous l’eau, les petites pattes se font aller à une vitesse folle ». Les petites pattes, ce sont les gestionnaires des CIUSSS qui travaillent 20 heures par jour, parfois 7 jours sur 7.

Les CIUSSS ont souvent frôlé le précipice en matière d’équipements. « On est passé très souvent près de la rupture de stock, mais on a toujours réussi à l’éviter », dit Sonia Bélanger.

Lassés d’attendre, des travailleurs de la santé ont fini par acheter leur propre équipement. Ils s’organisent avec les moyens du bord, des impers de plastique achetés chez Dollarama. Au CHSLD Yvon-Brunet, les employés fabriquent une corde à linge bricolée avec des crochets à rideaux pour « entreposer » les chemises d’hôpital contaminées.

Le ministère de la Santé a placé ses premières commandes de matériel de protection le 17 février. On commande 750 000 masques d’intervention (de « procédure »), et des masques N95 en quantités qui correspondent « à une consommation annuelle ». Le problème, évidemment, c’est que la consommation de ce type d’équipement va atteindre des sommets qu’on avait peine à imaginer.

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La ministre de la Santé, Danielle McCann

À titre d’exemple, actuellement, les travailleurs de la santé utilisent trois millions de paires de gants chaque jour. « On a fait un travail colossal pour aller chercher tout ça », dit la ministre de la Santé, Danielle McCann, qui souligne que 200 personnes travaillent à l’approvisionnement dans son ministère.

Les CHSLD : le maillon faible

Tout le monde en convient : les CHSLD ont été le maillon faible du réseau. Et en temps de crise, les maillons faibles cassent assurément, dit Joanne Liu. « On a eu la pensée magique : on va s’en sortir; ça ne nous arrivera pas à nous. Alors que des personnes âgées mouraient par centaines en Espagne, on ne peut pas être ébahis, quelques semaines plus tard, qu’il y ait tant de décès dans les CHSLD », souligne-t-elle.

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Diane Francoeur, présidente de la Fédération des médecins spécialistes

Dans les CHSLD, la situation était « pire que ce que l’on a dit », estime Diane Francoeur, qui y a donné un bref coup de main pendant la crise. Les milieux d’hébergement pour aînés ont été « la boîte noire » de la crise, convient le Dr Richard Massé, qui assiste Horacio Arruda à la Direction nationale de santé publique depuis la mi-mars.

« On a préparé les hôpitaux, mais on a oublié de préparer les CHSLD », déplore l’intensiviste Michel de Marchie. Faux, rétorque la ministre de la Santé, Danielle McCann, qui souligne que 60 % des CHSLD montréalais ont eu au moins un cas de COVID-19, contre 6 % ailleurs au Québec.

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Michel de Marchie, médecin intensiviste à l’Hôpital général juif

« Pourtant, ce sont les mêmes orientations partout. On s’est occupés des CHSLD dès le départ. On a demandé tout de suite l’arrêt des visites, dit-elle. Notre problème, ça a été le manque de personnel. »

Globalement, très peu de gens pouvaient capter l’ampleur du défi, croit la Dre Liu, puisque rares sont ceux qui ont déjà vécu une pandémie à grande échelle. « La meilleure façon de se préparer, c’est en planifiant le pire scénario. Et ça, on ne l’a vraiment pas fait. »

Le spectre de la faim

Quelques jours après le début des mesures de confinement, la mairesse de Montréal, Valérie Plante, enfourche son vélo. Comme tous les matins, elle part de son domicile de Rosemont pour pédaler jusqu’à l’hôtel de ville. « Les rues étaient complètement vides. Sauf pour quelques itinérants, qui erraient dans la rue. Ils avaient faim, c’était visible. On ne pouvait pas les laisser comme ça. »

« C’était comme une scène apocalyptique. »

La mairesse est secouée. « En débarquant au bureau, j’ai dit : envoye. On embraye. » C’est à ce moment que Montréal déclare l’état d’urgence, permettant à la Ville de réquisitionner des lieux d’hébergement pour les sans-abris, une clientèle fortement à risque d’être infectée.

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La mairesse de Montréal, Valérie Plante

« Les gens ne l’ont pas beaucoup vu, mais c’était vraiment un gros pan de la crise à gérer », dit-elle. En l’espace de quelques semaines, des arénas seront transformés en refuges temporaires. Au total, une douzaine de lieux seront ainsi montés à la vitesse grand V. De lieux où dormir, où manger.

Car dans les quartiers pauvres, le 12 mars, le spectre de la faim est la principale préoccupation des élus.

Dès la semaine un, on a été confrontés à une réalité : le monde va avoir faim. Quand les chèques rentrent, nos familles doivent aller à la banque alimentaire. Alors, imagine quand les chèques n’entrent plus !

Manon Massé, co-porte-parole de Québec solidaire et députée de Sainte-Marie–Saint-Jacques

Les organismes communautaires ferment les uns après les autres. « Dans le quartier, il nous restait une seule banque alimentaire. C’était la panique ! dit-elle. La semaine du 17 mars a été la plus occupée de toute l’histoire de mon bureau de comté. Je n’ai jamais autant travaillé de ma vie ! »

Dans Hochelaga-Maisonneuve, beaucoup de ces drames se déroulent derrière des portes closes. « Un organisme communautaire a dû secourir des personnes âgées qui vivaient dans un HLM pour aînés. Ils n’avaient plus de nourriture et ne pouvaient pas sortir à cause du confinement. Par miracle, ils avaient le cellulaire d’une travailleuse communautaire. Elle a fait le lien avec un organisme d’aide alimentaire », raconte Pierre Lessard-Blais, maire de l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve.

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Pierre Lessard-Blais, maire de l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve

Décalage flagrant

Des réalités que Manon Massé a transmises au premier ministre Legault, avec qui elle avait des conversations deux fois par semaine en compagnie des autres chefs des partis de l’opposition à Québec.

Le décalage entre le terrain et la perception du premier ministre était parfois flagrant, dit-elle. « Il y a eu une certaine déconnexion » du gouvernement de François Legault qui a d’ailleurs souvent répété qu’il y avait « deux Québec » dans cette crise. « Quand tu sais que ça ne va pas bien, quand il y a des inondations, tu te pointes et tu essaies de comprendre », dit-elle, faisant remarquer que M. Legault a mis deux mois avant de débarquer à Montréal.

La pédiatre Joanne Liu s’explique mal que le premier ministre ait mis autant de temps à se rendre à Montréal. Quand elle était à la tête de Médecins sans frontières, elle s’était imposé une règle : ne jamais parler d’une crise sans avoir mis les pieds sur le terrain.

Il faut se déplacer sur le terrain pour comprendre ce que les gens vivent dans l’épicentre de la crise. Dans une pandémie, le temps représente des vies. Il faut prendre des décisions rapides, sinon il y a des vies qui seront perdues. Si on garde le même système bureaucratique, on sera toujours deux pas en arrière.

La pédiatre Joanne Liu

Au cœur du problème : Montréal compte seulement deux élus au sein du parti au pouvoir, la Coalition avenir Québec, soit Richard Campeau et Chantal Rouleau. Des critiques ont reproché à Mme Rouleau de ne pas avoir été visible dans les premières semaines de la crise. « Quand j’allais sur le terrain, je n’appelais pas les caméras, se défend la députée caquiste. Ceux qui ont prétendu que j’étais absente étaient souvent au téléphone avec moi chaque semaine pour régler des problèmes, et je leur répondais. »

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Chantal Rouleau, ministre responsable de la Métropole et de la région de Montréal

En entrevue avec La Presse, le 15 mai dernier, Chantal Rouleau venait d’être nommée à la coordination de l’action contre la COVID-19 pour Montréal… deux mois après le début de la crise. « Le premier ministre m’a donné le mandat de coordonner toute l’action gouvernementale pour la région de Montréal », a expliqué la députée de Pointe-aux-Trembles.

Ça a manqué, depuis le début de la crise ? lui a-t-on demandé. « Ça ne manquera plus. »