La crise liée à la COVID-19 place devant certains groupes minoritaires des entraves dont on ne parle pas. C’est le cas des non-voyants qui, privés du contact physique d’un bénévole, peuvent plus difficilement se déplacer ou faire des balades.

Agrippé au coude de la personne aveugle, le bénévole peut aisément guider les pas de celui ou celle qui souffre d’une déficience visuelle. Comment bouger et avancer dans la ville ou dans la nature alors que nous vivons à l’ère de la distanciation ?

Il reste bien sûr la technique du bâton, c’est-à-dire celle où le non-voyant et le bénévole-guide marchent l’un derrière l’autre en utilisant la canne comme lien. Mais comme Yves-Marie Lefebvre est un homme de défi, il a imaginé autre chose.

Devenu aveugle après plusieurs greffes de la cornée, ce Montréalais est l’un des membres de l’Association des sports pour aveugles du Montréal métropolitain (ASAMM), un organisme dont le mandat est d’organiser des activités sportives pour les non-voyants : randonnée, ski de fond, raquette, vélo en tandem, golf, etc.

Yves-Marie m’a proposé de marcher dans la ville en sa compagnie. Il avait convié son ami Daniel Roy, également non-voyant, de même que Liba Masna et Raynald Lapierre, deux bénévoles. Nous nous sommes retrouvés près de la station de métro Laurier alors qu’il faisait un temps magnifique. Yves-Marie a suggéré que l’on se rende au parc La Fontaine.

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Yves-Marie Lefebvre (à droite), en compagnie de Raynald Lapierre et de Liba Masna, bénévoles pour l'Association des sports pour aveugles du Montréal métropolitain

Alors que Daniel et Raynald utilisaient la technique du bâton, Yves-Marie et Liba ont eu recours à l’approche dite de « supervision ». Le guide demeure quelques mètres derrière la personne aveugle pendant que celle-ci avance avec sa canne. Le guide donne des indications uniquement en cas de danger.

« Au début, je donnais beaucoup de directives, m’a dit Liba. Maintenant, je ne parle presque plus. »

Yves-Marie a appris il y a quelques jours qu’il sera définitivement aveugle pour le reste de ses jours. Habitué à retrouver partiellement la vue au cours des dernières années, il pouvait compter sur cela pour se déplacer dans la ville.

« Cette technique m’oblige à aller plus loin. Elle me procure une énorme confiance en moi, m’a-t-il dit. J’avais besoin de cela pour franchir cette étape. J’ai été cloîtré chez moi pendant deux ans. Aller chercher une bouteille de vin était une véritable expédition. Finalement, cette pandémie m’a fait avancer. »

Quand il a commencé à développer cette technique, Yves-Marie était craintif. « Puis, un jour, j’ai proposé qu’on aille marcher dans le ‟tunnel de la mort”, au coin d’Iberville et de Saint-Joseph, raconte-t-il. Ce fut un moment charnière. »

Le succès de ces marches à distance repose en grande partie sur la relation entre la personne non voyante et le guide.

« Il faut que la personne aveugle soit courageuse et qu’elle ait confiance en l’autre », m’a confié Liba. Là-dessus, la gentille bénévole m’a invité à marcher en ligne droite, les yeux fermés. En effet, tout un tour de force.

J’ai voulu savoir pourquoi Yves-Marie et Daniel n’avaient pas un chien-guide. « C’est un choix, a dit Daniel. Un chien-guide, c’est précieux, mais c’est 24 heures sur 24. »

À un moment donné, Yves-Marie a failli « embrasser un poteau ». J’ai crié très fort : « Attention ! » Tout le monde a éclaté de rire. « Ouais, tu ferais un guide stressant », m’a dit Raynald.

Déambuler dans la ville avec des non-voyants est une expérience très enrichissante. Il est fascinant de voir à quel point la mémoire est un outil primordial pour ceux qui n’ont plus le sens de la vue. Chaque nom de rue, chaque emplacement de ruelle, chaque ajout urbanistique, chaque feu de circulation, tout cela est inscrit dans leur tête.

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Daniel Roy et le bénévole Raynald Lapierre

« Si vous voulez connaître les zones où il y a des travaux et les endroits où les trottoirs sont mal foutus, vous n’avez qu’à nous le demander », m’a dit à la blague Daniel.

Arrivés au parc La Fontaine, nous sommes allés voir l’œuvre de Michel Goulet sur le belvédère Léo-Ayotte. Yves-Marie s’est mis à décrire le travail de l’artiste en expliquant que cette œuvre est scindée en deux. Le premier volet de cette série de chaises, la signature de l’artiste, est érigé sur la place Roy.

« Devant nous, il y a six chaises en demi-cercle, a dit Yves-Marie. Sur la place Roy, les objets ont des formes abstraites, mais ici, l’artiste a mis des objets de la vie de tous les jours. Si vous regardez attentivement, vous allez les voir sous les chaises. Il y a un ballon de soccer, un sac à lunch, des jumelles, etc. »

Moi qui vis à un jet de pierre de cette œuvre, moi qui passe à côté des chaises de Michel Goulet pratiquement tous les jours, je n’avais jamais remarqué ces détails.

Merci pour ces renseignements. Et pour la leçon.

P.-S. L’ASAMM a un criant besoin de bénévoles. Si cela vous intéresse...

> Consultez le site de l’ASAMM