Les anglophones et les allophones seraient plus préoccupés que les francophones par la COVID-19 et le plan de déconfinement, révèle un sondage Léger(1). Appelé à commenter ces résultats en conférence de presse, mercredi, le premier ministre François Legault, dans une sortie aux accents trumpistes, a jugé bon tirer sur le messager. Au lieu de tenter de voir ce qui pourrait être à la source de ce supplément d’inquiétude, il s’en est pris de façon aussi injuste que maladroite au quotidien The Gazette et à son excellent journaliste affecté à la santé, Aaron Derfel.

« Je pense que les journalistes, vous avez une responsabilité, hein ? J’aime lire un certain journaliste du journal The Gazette, le spécialiste en santé [Aaron Derfel]. Parfois, je suis vraiment en désaccord avec lui. C’est une question d’information », a dit le premier ministre.

« J’essaie de faire de mon mieux en français et en anglais, alors je ne comprends pas pourquoi les résultats sont différents pour les francophones et les anglophones. J’imagine, peut-être, que The Gazette a une certaine responsabilité [dans tout cela] », a-t-il ajouté.

Couvrant le milieu de la santé depuis plus de 21 ans, Aaron Derfel est le journaliste qui a révélé au grand jour, le 11 avril dernier, ce qui se passait au CHSLD Herron. L’histoire d’horreur – le mot n’est malheureusement pas trop fort – a marqué un tournant dans la crise que l’on vit. Du jour au lendemain, le beau récit lisse de la nation à l’avant-garde dans sa gestion de crise grâce à son remarquable trio santé a commencé à se fissurer. Dans les CHLSD, très mal préparés à la crise, c’était le début de l’hécatombe. La suite de l’histoire s’est révélée beaucoup moins belle que sa version officielle présentée quotidiennement en conférence de presse.

Que le premier ministre ne soit pas le plus grand fan du journaliste qui a fait dérailler de façon spectaculaire un plan de communication jusque-là minutieusement réglé, on peut comprendre. C’est dans l’ordre des choses. On ne peut reprocher aux journalistes de déranger le pouvoir ni au pouvoir d’être dérangé par les journalistes.

« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie », disait Albert Londres. Le journaliste n’écrit plus à la plume. Ces jours-ci, il porte parfois aussi le « tweet » dans la plaie, comme le fait Aaron Derfel, tous les soirs, dans des enfilades sur Twitter très pertinentes et parfois controversées. Qu’importe le moyen, le résultat est le même : ça peut faire mal. Mais c’est un mal nécessaire.

Sur son fil Twitter, Aaron Derfel a répondu de façon très posée aux propos du premier ministre. Il a notamment souligné que Philippe Couillard, du temps où il était ministre de la Santé, n’aimait pas nécessairement plus son travail et que, peu importe le parti au pouvoir, il s’est toujours efforcé d’exercer son métier de façon rigoureuse et de corriger ses erreurs si nécessaire. Le journaliste a aussi rappelé que l’enjeu qui nous préoccupe est un enjeu de santé publique et non un enjeu linguistique.

LISEZ l’enfilade d’Aaron Derfel (en anglais)

Bien sûr qu’on peut critiquer les médias. On le fait d’ailleurs allègrement ces jours-ci. Tout comme les politiciens, ils ne sont pas parfaits. En ces temps de crise, ils font aussi de leur mieux dans un contexte qui, paradoxalement, les rend à la fois plus essentiels et plus fragiles que jamais.

Ce qui est particulièrement regrettable dans le commentaire du premier ministre mettant en cause le travail d’Aaron Derfel et de The Gazette, ce n’est pas qu’il ait voulu critiquer ceux qui le critiquent. C’est qu’il s’en soit pris au messager plutôt qu’au message.

Que le premier ministre réponde aux critiques des médias et explique, faits à l’appui, les raisons de son désaccord, soit. Ça fait partie de la joute démocratique. Mais laisser entendre qu’un média anglophone est responsable du plus haut niveau d’anxiété des citoyens non francophones devant cette crise, ce n’est pas exactement une réponse appuyée sur des faits. C’est une accusation gratuite qui fait dévier le débat public plutôt que de l’éclairer.

François Legault n’a peut-être pas crié aux fake news comme aime le faire Donald Trump, mais la portée de son message n’est pas si différente.

Sa sortie contre The Gazette nourrit de façon malsaine la méfiance de la population à l’égard de médias, déjà à l’asphyxie, qui se démènent en temps de crise pour continuer à jouer leur rôle de chien de garde et transmettre quotidiennement une information de qualité. Venant de la bouche même du premier ministre, qui parlait pourtant du journalisme comme d’un « service essentiel » le 23 mars dernier, c’est pour le moins troublant.

Comme le disait sur son fil Twitter le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Michaël Nguyen, si des sondages révèlent que les anglophones sont plus préoccupés par la COVID-19, des gestes doivent être faits pour les rassurer plutôt que de blâmer les médias anglophones.

D’ailleurs, si on regarde de plus près les résultats du sondage Léger en question, on constate que le supplément d’inquiétude chez les non-francophones n’a rien d’étonnant en soi dans la mesure où ils sont aussi plus nombreux à connaître des gens infectés par la COVID-19.

On n’est pas non plus surpris d’apprendre que les gens sont moins inquiets à l’extérieur de Montréal qu’à Montréal, épicentre de la crise, ni que les immigrants, surreprésentés dans l’île et parmi les travailleurs essentiels de première ligne, sont plus inquiets que les non-immigrants.

Dans cette crise, on est tous dans le même bateau. Mais on sait qu’il y a des endroits à Montréal où ça tangue davantage et où les risques de naufrage sont plus élevés. Que les gens y soient plus inquiets, c’est tout à fait compréhensible. Au beau milieu de la tempête, on s’attend à mieux d’un capitaine que de regarder de haut ces inquiétudes comme si elles étaient le fruit de peurs imaginaires ou de désinformation. Comme si on leur disait, après qu’ils ont vu périr plus de 2000 passagers : ce n’est pas le bateau qui tangue, ce sont vos lunettes d’anglos qui sont embuées.

(1)Consultez le sondage Léger