Un visiteur insouciant, des employés mal protégés qui travaillent dans deux pavillons, et puis un cheval de Troie : des patients infectés, transférés de l’hôpital. C’est tout ce qu’il a fallu pour que l’Institut de gériatrie de Montréal soit frappé de plein fouet par le coronavirus. Près de 200 bénéficiaires y ont été atteints par la COVID-19 et 59 en sont morts. Mais comment le virus a-t-il pu attaquer ainsi un endroit considéré comme le nec plus ultra en matière de soins aux aînés ? Genèse d’une éclosion.

Le premier front

Nous sommes le 22 mars. Anne Kettenbeil, dont la conjointe est hébergée au troisième étage du CHSLD Alfred-DesRochers, reçoit un appel inquiétant. Sa conjointe, Solange Arseneault, fait de la fièvre.

Mme Arseneault ne se trouve pas dans un établissement de second ordre. Le CHSLD Alfred-DesRochers fait partie de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM), un établissement réputé pour les soins aux aînés. Avec ses trois pavillons, l’IUGM est un centre ultraspécialisé en gériatrie. Il compte 277 lits de longue durée, auquel il faut ajouter 116 lits de courte durée, situés dans le bâtiment principal, le pavillon Côte-des-Neiges.

Pourtant, Anne Kettenbeil est alarmée. « Tout de suite, j’ai dit : “Allez-vous la tester ?” La réponse que j’ai eue, c’est qu’on ne testait que les gens qui avaient voyagé. Le gouvernement ne se préoccupait pas du tout de ce qui se passait en CHSLD. »

PHOTO FOURNIE PAR ANNE KETTENBEIL

Solange Arseneault

Ce qu’Anne Kettenbeil ignore, c’est que 10 jours plus tôt, un visiteur s’est présenté avec des symptômes de rhume au pavillon Alfred-DesRochers. Des médecins s’en sont inquiétés. Rapidement, on a fait passer un test de dépistage à trois patients ayant été en contact avec lui.

« Pour le dépistage, on n’était pas prioritaires, parce que nos patients ne revenaient pas de voyage. Ça a pris plusieurs jours avant d’avoir les résultats », explique la docteure Doris Clerc, chef du service de gérontopsychiatrie au CIUSSS Centre-Sud. « Nous avons commencé à recevoir des résultats cinq jours après, mais certains résultats ont pris jusqu’à huit jours avant d’arriver », ajoute la Dre Marie-Jeanne Kergoat, chef du département de gériatrie du CIUSSS Centres-Sud de l’île de Montréal.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

La Dre Doris Clerc et la Dre Marie-Jeanne Kergoat

Les Dres Clerc et Kergoat ont accordé une longue entrevue à La Presse pour tenter de remonter le fil des évènements qui ont fait vaciller l’IUGM. Non pas dans le but de trouver des coupables, mais pour mieux comprendre (voir la lettre publiée dans la section Débats).

Premiers cas

Le 24 mars, le voisin de chambre de Solange Arseneault commence à développer des symptômes. Il meurt le lendemain. Une infirmière qui œuvre à cet étage, et qui a réclamé l’anonymat, estime qu’on a mis trop de temps à prendre des mesures pour Mme Arseneault. « Clairement, on n’a pas réagi assez vite pour la mettre en isolement. »

Les deux bénéficiaires ne partagent pas la même chambre, mais la salle de bain est commune. « Les [risques] que ce soit le personnel qui ait contaminé Monsieur sont très grands », souligne un autre membre du personnel qui travaille sur cette unité, et qui nous a lui aussi demandé de protéger son identité.

Cet employé fait lui-même partie d’une équipe volante, qui œuvre dans les deux pavillons. C’est le cas de plusieurs membres du personnel, qui travaillent à la fois à Côte-des-Neiges et à Alfred-DesRochers. 

« Le personnel se promène beaucoup. Un moment donné, on leur a dit : “C’est peut-être nous qui transmettons le virus.” Le CIUSSS, ça leur a pris du temps à comprendre ça », dit sa collègue infirmière.

Les gestionnaires de l’IUGM ont rapidement saisi le problème. Mais le personnel est géré au niveau du CIUSSS, par une centrale de remplacement. « Des gens au téléphone qui fonctionnent avec des codes, qui ne connaissent pas les personnes ni les lieux. Ils font juste boucher des trous », souligne l’infirmière.

Un étage contaminé en quatre jours

Le 24 mars, Solange Arseneault subit finalement son test. Les résultats ne seront connus que quatre jours plus tard. Anne Kettenbeil veillera sa conjointe pendant tout ce temps, puisqu’on autorise encore les proches à se rendre au chevet d’un proche mourant. Elle sera donc aux premières loges pour voir l’incendie embraser le pavillon Alfred-DesRochers.

La première nuit, c’était un peu préoccupant. Certaines personnes faisaient de la fièvre. La deuxième nuit, c’était plus corsé. La troisième nuit, le personnel courait dans les corridors, ça sentait la panique. Pendant ces quatre jours, tout l’étage a été contaminé.

Anne Kettenbeil, conjointe de Solange Arseneault

Le 27 mars, en soirée, Solange Arseneault reçoit son résultat. Il est positif. « Quand ils sont venus nous dire que la patiente était positive, tout le monde était sous le choc, raconte un membre du personnel. Une préposée a commencé à pleurer. Tout le monde était en panique. » Mme Arseneault meurt le lendemain. « C’est comme si tout le monde avait reçu un coup de batte dans le front », dit Anne Kettenbeil.

Le lendemain, Véronique Jotterand, qui est ophtalmologiste en Californie, reçoit un appel de l’IUGM. Sa mère est hébergée au troisième étage du pavillon DesRochers. On lui indique qu’il y a « quelques patients positifs » à l’étage de sa mère. Les patients sont confinés à leur chambre. « Ma mère est devenue très agitée parce qu’elle se sentait enfermée dans sa chambre. Elle a essayé de sortir plusieurs fois. »

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Véronique Jotterand et sa mère, Anna Jotterand Bosshard, il y a 20 ans

Deux jours plus tard, nouvel appel : des patients sont morts. Le 1er avril, sa mère est testée, et une semaine plus tard, elle meurt. « Son étage était presque totalement infecté. Il ne restait que quelques patients non infectés. »

Fauchés comme des mouches

En quelques jours, le virus déferle sur les autres étages et fauche les bénéficiaires comme des mouches. L’IUGM a l’habitude de gérer des éclosions de grippe ou de gastro. « Mais ce virus-là, ça n’a rien à voir. C’est extrêmement virulent », dit la Dre Kergoat.

Le 2 avril, Annik Lescop reçoit un appel du CHSLD : sa mère, l’autrice Marguerite Lescop, âgée de 104 ans, a fait deux chutes durant la journée. Elle vit au quatrième étage. « Mais personne ne me parle de COVID. »

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Marguerite Lescop, décédée à l’âge de 104 ans

Le lendemain, Annik Lescop reçoit un autre coup de fil en matinée. « Ils m’ont dit que ma mère avait été transférée dans une aile réservée, car elle toussait », relate Annik Lescop. On soupçonne la COVID-19. Huit heures plus tard, nouvel appel. On lui annonce que sa mère est morte. « Ça a été un choc. Mais heureusement, le personnel s’est très bien occupé de maman », dit-elle.

Le 1er avril, Christine Levrot reçoit un appel du médecin de sa tante. Mathilde Rivas a 84 ans, et elle vit aussi au quatrième étage du pavillon Alfred-DesRochers. « Elle me dit que ma tante est déclarée positive. Elle m’a dit qu’on allait nous appeler quand ce serait le temps, qu’une seule personne pourrait y aller avec tout l’équipement, seulement pour cinq minutes. »

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Mathilde Rivas, décédée à l’âge de 84 ans

Une semaine plus tard, Christine Levrot est incapable de joindre qui que ce soit sur l’étage. Elle commence à comprendre que « quelque chose ne va pas » à l’IUGM. Ce soir-là, elle se couche avec une résolution : elle ira voir sa tante le lendemain.

À sept heures, le téléphone sonne. Une infirmière lui annonce la mort de sa tante. « Ma plus grande angoisse, c’était qu’elle meure seule. L’infirmière m’a assurée qu’ils étaient là. » Malgré tous ses efforts, Christine Levrot n’a jamais pu se faire raconter les derniers moments de sa tante Mathilde.

Le cheval de Troie

Nous sommes en mars. Comme tous les CHSLD de Montréal, l’IUGM est sollicité par les hôpitaux pour y envoyer des patients âgés. La consigne du ministère de la Santé est claire : il faut libérer le plus grand nombre de lits pour les futurs malades de la COVID-19. Mais ce que personne ne soupçonne, c’est que l’un de ces patients sera le cheval de Troie du coronavirus, qui fera entrer un ennemi silencieux dans le pavillon principal de l’IUGM.

« Au pavillon Côte-des-Neiges, c’est par les gens qui arrivaient de l’hôpital que ça s’est déclaré, estime la Dre Marie-Jeanne Kergoat. Il n’y avait pas de consigne de tester les patients avant de les transférer, parce qu’il y avait pénurie de tests. On mettait les gens en isolement à leur arrivée. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

À travers la vitre, un employé de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal

On nous a demandé de prendre des cas. On était contents de le faire. Mais certains ont eu leur congé de l’hôpital et ont commencé à faire de la fièvre deux ou trois jours après.

La Dre Doris Clerc

Guy Benoît, 99 ans, se trouve dans l’une de ces unités de séjour à court terme depuis la mi-février, qui sont situées aux quatrième et cinquième étages du pavillon principal. Le lit de M. Benoît est au quatrième étage. Il fait de la physiothérapie, dans le but de retourner chez lui. Ses quatre enfants viennent régulièrement le visiter. Bernardette Rioux, 85 ans, est au même étage du pavillon Côte-des-Neiges. Elle se remet d’une fracture de la cheville. Son fils, Sylvain Benoît, lui rend visite tous les deux jours.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Guy Benoît

Le confinement est déclaré par Québec le 14 mars. Quelques jours plus tard, la famille de Guy Benoît a une rencontre vidéo avec l’équipe traitante. M. Benoît ne peut pas retourner chez lui : il doit être transféré en CHLSD. « Je me suis dit : “Ça n’a pas de bon sens, ils ne vont pas l’envoyer là où il y a un risque… Pourquoi ils ne le laissent pas à l’Institut” ? », dit sa fille, Lucie Benoît. Quand le gouvernement a suspendu les admissions dans les CHSLD, « on a été soulagés », dit-elle.

Le 14 mars, le gouvernement limite les visites dans les CHSLD. Toute visite « non essentielle » est interdite. Plusieurs accompagnateurs et membres de la famille se butent, ce jour-là, à des portes closes à l’IUGM.

Le feu qui couve

Les résidants comme les familles ignorent totalement que le feu couve un peu partout au pavillon Côte-des-Neiges. En deux semaines, on a un incendie sur les bras. « Les feux arrivaient de toutes parts pour former un énorme brasier », dit la Dre Kergoat.

La situation était pourtant prévisible, estime Anne Kettenbeil. Le 12 mars, à titre de présidente du comité des résidants de l’IUGM, elle avait pris connaissance d’un document rédigé par Québec pour préparer les CHSLD à la crise. Elle y avait constaté plusieurs incohérences. « C’était farfelu à plusieurs égards. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Anne Kettenbeil

Le lendemain, elle avait envoyé une lettre au président du Conseil québécois pour la protection des malades, Paul Brunet. Avec le recul, sa lettre apparaît prémonitoire. « Le manque chronique de fournitures et de personnel dans nos CHSLD et la nécessité de soigner les résidants à l’intérieur de l’établissement équivaut à assurer la défaillance de ce secteur et un taux de mortalité exponentiel chez les résidants. »

Pour Anne Kettenbeil, la responsabilité de cette bataille perdue relève surtout de la lourdeur administrative imposée par le CIUSSS. 

Il y a beaucoup de blâme porté sur l’IUGM, mais avec les CIUSSS, cet institut d’excellence a été castré de tous ses pouvoirs. Le CIUSSS est un monstre administratif dans lequel il n’y a plus aucune agilité.

Anne Kettenbeil, conjointe de Solange Arseneault et présidente du comité des résidants de l’IUGM

À la fin de mars, la situation est si inquiétante à l’IUGM qu’on demande aux équipes de l’hôpital Notre-Dame de venir bâtir un « hôpital dans l’hôpital » afin de mieux contenir les cas de COVID-19. En une semaine à peine, les unités sont montées, ouvertes aux patients au début du mois d’avril. « Mais c’est allé tellement vite qu’on n’a même pas eu le temps de les utiliser », dit la Dre Clerc.

À peu près au même moment, la famille de Guy Benoît reçoit un appel. « On nous a dit qu’il y avait des cas de COVID et que tous les résidants seraient testés. »

Sylvain Benoît, le fils de Bernadette Rioux, apprend par sa mère que la personne qui partageait son unité est partie aux soins intensifs. « J’étais un peu inquiet. Elle était coincée là. » Bernadette Rioux sera déclarée positive à la COVID-19 le 21 avril. Elle lutte toujours contre la maladie.

À la mi-avril, Guy Benoît est transféré d’unité. Son test est négatif. Deux jours plus tard, « il y a eu un déclin, il a changé. On nous a dit qu’il avait développé une toux et subirait un autre test ».

Le 17 au matin, un préposé le trouve mort dans son lit. Le test post-mortem révélera qu’il était bel et bien infecté.

« Ce qui me désole le plus, c’est qu’il soit décédé seul. Ça a un côté tellement inhumain, surtout qu’on est une famille tissée serré. »

Des armures de papier

Nous sommes le 7 avril. Le gériatre David Lussier travaille à l’unité de réadaptation, au cinquième étage du pavillon Côte-des-Neiges. L’unité considérée comme « froide », donc sans cas de COVID-19. Trois patients y sont pourtant symptomatiques. Et les employés sont diablement mal protégés. Le DLussier est inquiet. À plusieurs reprises, il tire la sonnette d’alarme.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr David Lussier, gériatre

En désespoir de cause, il rédige une lettre publiée dans La Presse. Le titre est éloquent. « Ça ne va pas bien. Aidez-nous. »

Mais ce n’est que le 10 avril, donc trois jours plus tard, que les patients feront l’objet d’un dépistage systématique. On y découvre sept nouveaux cas, dont six n’ont aucun symptôme. Pendant ces longues journées, les employés ont travaillé sans protection adéquate.

« Il y avait un manque criant d’équipement de protection, raconte le Dr Lussier. On cherchait des [solutions de rechange], des ponchos pour la pluie de chez Dollarama, des chemises de patients à l’envers, qui ne protégeaient pas les bras. Nous étions horrifiés par les sacs poubelles portés par les infirmières de New York, mais ils protégeaient mieux que nos alternatives. »

C’était une guerre de tranchées. Tu es au front. Il y a des balles sans cesse. Il faut ramasser les gens blessés et les sauver. Et notre armure était en papier.

La Dre Doris Clerc

Avant le 6 avril, les employés doivent se justifier pour avoir accès à un masque jetable. « Ils étaient sous clé au bureau de la chef d’unité », explique Viviana Callejo, infirmière à l’unité de réadaptation. Mme Callejo est asthmatique. Elle se procure des masques à l’extérieur de son lieu de travail. À partir du 6 avril, les employés ont droit à deux masques jetables par quart de travail, une blouse jaune, une visière et des gants.

Mais c’est trop peu, trop tard. Le 7 avril, Mme Callejo tombe malade.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Viviane Callejo, infirmière

Deux jours plus tard, un médecin réclame qu’on effectue des tests de dépistage sur le personnel et les malades. Le 10 avril, les résultats tombent : 7 patients infectés sur 10, dont 6 ne présentaient aucun symptôme. Mais c’est aussi le personnel qui est tombé au combat.

De nombreux médecins sont infectés, dont le Dr Lussier. Plusieurs infirmières sont aussi touchées. « Je pense que les employés se sont contaminés au poste d’infirmière, qui n’était pas assez désinfecté », croit David Lussier. Le DLussier s’isole chez lui. Dans les jours qui suivent, il réalise que sa conjointe, oncologue à l’hôpital Sainte-Justine, et deux de ses quatre enfants ont aussi été contaminés.

On n’était pas bien protégés et maintenant, je suis très malade. Je tousse tellement. Je ne peux plus rien faire. Dès le début, on a réclamé les équipements nécessaires. Nous étions contaminés sans le savoir et on a peut-être contaminé des patients.

Vivianna Callejo, infirmière

La préposée consultante

Au pavillon Alfred-DesRochers, les armures étaient également en papier, témoigne Anne Kettenbeil.

À titre de présidente du comité des résidants, elle écrit une lettre coup de poing à la fin mars à la ministre Marguerite Blais pour dénoncer la situation.

« Les gens qui faisaient le ménage, qui passaient les plateaux n’étaient pas protégés. Parce qu’il n’y avait pas assez d’équipements, le personnel les gardait dans un Ziploc dans les chambres. On utilisait des blouses en tissu, qu’on laissait dans la chambre. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le Centre d’hébergement Alfred-Desrochers de l’IUGM, le 20 avril dernier. On voit ici des proches d’un patient de l’établissement venus le saluer de l’extérieur.

Une seule préposée sur l’étage est formée pour savoir comment revêtir et enlever les équipements de protection. « Elle s’est transformée en consultante, elle disait aux autres comment faire », raconte Mme Kettenbeil. 

Avec le recul, sachant que la clientèle était vulnérable, il aurait fallu que tout le monde porte des équipements depuis le début.

La Dre Doris Clerc

Et il faut dire également que les installations de l’IUGM ne sont pas du tout adaptées à une telle pandémie. « L’Institut de gériatrie, il est gériatrique lui-même », résume une infirmière qui œuvre au troisième étage à Alfred-DesRochers. Les chambres sont partagées, les salles de bain aussi. Les lavabos, par exemple, sont dans le fond de la chambre, qu’il faut retraverser au grand complet après s’être lavé les mains.

Et la clientèle du troisième étage, souvent atteinte de démence, est incapable de respecter les consignes d’isolement. « Les patients se promènent d’une chambre à l’autre, ils se touchent, ils se câlinent, ils partagent un morceau de biscuit… ça fait partie de la démence. »

Il est actuellement impossible de savoir avec précision combien d’employés de l’IUGM ont contracté la COVID-19. Le seul chiffre disponible est celui du CIUSSS Centre-Sud : plus de 700 employés ont été infectés. Dans toute cette tourmente, la Dre Clerc salue la détermination du personnel. « Il y a de l’héroïsme, présentement, chez les travailleurs. Ils ressentent de la douleur et de la colère, mais ils sont là. Très peu ont déserté. »

Le dernier bastion

Le 17 mars, Jean-François Rochon reçoit un appel inquiétant de sa mère, Monique Papineau-Couture Rochon. La vieille dame de 88 ans est hébergée au troisième étage du pavillon Côte-des-Neiges. Les trois premiers étages de ce pavillon sont réservés à une clientèle de longue durée. On y héberge plus de 150 résidants.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Jean-François Rochon

Lors de cette conversation téléphonique avec sa mère, il entend l’autre occupante de la chambre tousser. « J’étais incroyablement inquiet. » Il appelle au poste des infirmières. « Elles me disent qu’elles ne peuvent rien dire. » Le lendemain, sa mère l’informe que le personnel intervient auprès de sa voisine en équipement de protection. Pourtant, sa mère continue de partager une chambre avec elle. Le lendemain, la Dre Nathalie Caire-Fon lui indique que sa mère n’est pas admissible à un test de dépistage.

Début avril, Monique Papineau-Couture Rochon appelle son fils. Elle n’a plus de voix. Le lendemain, elle subit le test et sa voisine de chambre également. Le 5 avril, Jean-François Rochon apprend que sa mère a la COVID-19. Le 9 avril, il apprend du médecin traitant que tout l’étage est une zone chaude.

PHOTO FOURNIE PAR JEAN-FRANÇOIS ROCHON

Jean-François Rochon et sa mère Monique Papineau-Couture Rochon avant qu’elle ne tombe malade

« Et tout d’un coup, ils étaient rendus trois dans la chambre. Trois personnes infectées dans ce petit espace, qui toussent, crachent et répandent le virus. » Le personnel est débordé. Mme Papineau-Couture Rochon raconte à son fils que les repas sont froids, que les bénéficiaires attendent des heures pour un verre d’eau et que son sac de stomie fuit.

Le 10 avril, au petit matin, le téléphone de Jean-François Rochon sonne. C’est sa mère. Elle est complètement incohérente, perdue. « Elle voulait que je passe pour l’emmener chez le coiffeur. C’est un appel qui m’a brisé le cœur. » Monique Papineau-Couture Rochon souffrira pendant deux semaines, mais elle se remet lentement de la maladie.

Sous le choc

La mère de Brigitte F. est hébergée au même étage que Mme Papineau-Couture Rochon, mais dans l’aile est. À la fin de mars, sa fille n’a aucune inquiétude. « On n’avait eu vent d’aucun cas. On croyait que l’Institut était sécuritaire. » C’est d’ailleurs ce qui transparaît des communications aux familles rédigées par Isabelle Lemieux, assistante du supérieur immédiat du troisième étage. « Aussitôt qu’un résidant fait un peu de température, nous ne prenons pas de [risque], nous l’isolons et nous procédons au test, écrit-elle. Nous restons sur nos gardes. »

Le 3 avril, la mère de Brigitte F. fait de la fièvre. On la teste. C’est le cas de plusieurs autres résidants, indique Isabelle Lemieux aux familles des résidants dans un nouveau courriel. « Plusieurs résidants ont été testés et jusqu’à présent, tout est négatif. »

Deux jours plus tard, on annonce à Brigitte F. que sa mère a la COVID-19. « Le médecin était sous le choc. Elle avait vraiment l’air surprise. Elle m’a dit : “J’ai 60 patients et je pensais les avoir protégés.” »

Le 20 avril, Brigitte F. réussit à parler à sa mère sur FaceTime. Ma mère était très mal, elle était semi-comateuse. Moi, je n’arrêtais pas de répéter : “Maman, m’entends-tu ?” » Après plusieurs jours de combat, la mère de Brigitte F. a fini par vaincre la maladie.

« Personne ne nous protège »

Mais il reste encore un étage indemne : le premier. Enfin, c’est ce qu’on croit. « C’était le seul étage où il n’y avait pas de cas. Tout se passait assez bien jusqu’à la semaine du 13 avril. Le lundi, quand l’équipe régulière est rentrée au poste, des patients faisaient de la fièvre », raconte une infirmière qui y travaille et qui a requis l’anonymat. Des tests sont réalisés. Deux jours plus tard, on découvre avec stupeur que 15 patients sur 19 sont positifs.

Là aussi, le personnel est en rotation avec celui du pavillon Alfred-DesRochers. 

« Au début de l’éclosion, on n’était même pas au courant qu’il y avait des cas à Alfred-DesRochers. C’est un employé qui travaillait là parfois qui nous tenait informés. »

L’infirmière à qui nous avons parlé a été déclarée positive au coronavirus le 19 avril. 

« Le gouvernement dit qu’il protège ses anges gardiens, dit-elle, la voix tremblante. Mais ce n’est pas vrai. Sur le terrain, personne ne nous protège. »

Et dans toute cette crise, qui protège les patients qui restent ? se demande avec angoisse Geneviève Leclerc. Son mari, Jacques Lambert, 84 ans, n’a pas la COVID-19. Mais quand elle a eu une conversation vidéo avec lui, le 22 avril, elle a été bouleversée. 

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Geneviève Leclerc

Il est très amaigri et il a eu de la difficulté à me reconnaître. Un mois sans me voir, pour mon mari, ça a fait des ravages. Pourquoi on autorise l’armée à entrer, mais pas les proches ? Ces patients-là, ils n’ont pas seulement besoin de bras. Tout ce qui leur reste, ce sont les émotions.

Geneviève Leclerc

L’aumônier Franck Fambo, revenu d’un long congé il y a deux semaines, a eu peine à reconnaître l’établissement où il travaille depuis deux ans. « J’ai eu un choc à mon retour, dit-il. C’est vraiment comme si on était en guerre. »

Depuis son retour, le père Fambo a accompagné trois personnes dans leurs derniers instants, parfois en zone chaude. « Dans l’un des cas, comme c’était une zone COVID, l’infirmière est entrée dans la chambre avec une tablette, moi, j’étais dans mon bureau, la famille était chez elle. On a fait une prière pour l’accompagner », raconte-t-il.

« Malgré tout, dit-il, ça a été une sorte de soulagement pour la famille. »