(Ottawa) La situation d’urgence dans laquelle la pandémie de la COVID-19 a plongé les gouvernements ne justifie pas des accrocs à l’obligation de fournir des services dans les deux langues officielles, plaident des experts. « Ça n'a pas de bon sens », convient la ministre Mélanie Joly.

« Depuis l’éclosion de la COVID-19, il y a eu un relâchement des obligations linguistiques de la part d’institutions publiques et de gouvernements dans diverses juridictions au Canada », écrivent les professeurs Stéphanie Chouinard et Martin Normand dans la Revue canadienne de science politique.

Or, il est « injustifié de la part des gouvernements de suspendre ou de brimer de tels services dans une situation d’urgence, pour des raisons de sécurité et de santé publique », arguent dans ce texte les deux politologues, ardents défenseurs de l'accès aux services dans les deux langues officielles.

Ils reprochent à la ministre Mélanie Joly, responsable du dossier des langues officielles, mais aussi membre du comité du cabinet sur la COVID-19, d’avoir été « muette » sur certains des accrocs aux « normes » en matière de respect des lois sur le bilinguisme.

Au cours des derniers jours, le ministère fédéral de la Santé a reconnu deux infractions : il a autorisé une exemption réglementaire sur l’étiquetage obligatoire bilingue de contenants de produits désinfectants et antiseptiques, puis pour les produits d’entretien.

Un accroc linguistique « provisoire » qui sera « appliqué uniquement pendant la pandémie », et que l’on justifie par la « demande sans précédent et le besoin urgent » de ces biens dans un contexte de crise sanitaire, a signifié Santé Canada.

« Ça n'a pas de bon sens », réagit Mélanie Joly

La ministre Joly est sortie du mutisme que les auteurs du texte lui reprochaient. « Ça n'a pas de bon sens. On doit faire mieux, et on cherche des solutions », a-t-elle lancé en entrevue avec La Presse, mercredi.

La veille, son patron, Justin Trudeau, avait cautionné la mesure « loin d’être idéale, ni pour l’identité de notre pays ni pour la sécurité de nos concitoyens ».

Mais « dans une situation extrême comme celle dans laquelle on est maintenant », il faut équilibrer « différentes vulnérabilités, et dans certaines situations, on est prêts à permettre un étiquetage unilingue », a-t-il argué en conférence de presse.

Cela place-t-il la ministre Joly en porte-à-faux avec son patron ? « C'est mon boulot d'être là pour protéger les droits linguistiques. On doit être en mesure de protéger les gens », a offert la députée montréalaise au téléphone.

Sans dire si elle pouvait s'engager à ce que de telles situations ne se reproduisent, Mélanie Joly a soutenu qu'elle tentait de « trouver des solutions créatives », car il y a beaucoup d'équipement qui arrive au Canada de l'étranger, et dont on a besoin pour combattre la propagation du virus.

Aux Communes, le député bloquiste Alain Therrien a soulevé l'enjeu au cours de la longue période de questions de 135 minutes, déplorant que la Loi sur les langues officielles « soit bafouée sur l'autel de la dignité des francophones du Canada» .

Le député néo-démocrate Alexandre Boulerice trouve aussi que « cela n’a aucun sens ».

« Il s'agit non seulement d'un mépris des francophones ainsi que des Acadiens et Acadiennes, mais d'un réel danger pour la santé publique ! Je m'explique mal comment Santé Canada peut justifier cette décision », a-t-il déclaré dans un courriel envoyé à La Presse.

« Les commentaires du premier ministre à cet égard sont choquants. Une situation de crise n'est pas une justification pour suspendre les droits des francophones. Ottawa doit immédiatement corriger le tir et s'assurer que cela ne se reproduise plus », a ajouté M. Boulerice.

L'Ontario mauvais élève, le Québec bon élève

Dans leur texte, Stéphanie Chouinard et Martin Normand critiquent aussi la performance du gouvernement de l'Ontario. « Avant la troisième semaine d'avril, les séances d'information quotidiennes [sur la COVID-19) étaient en anglais seulement », remarquent-ils.

Le gouvernement québécois, à l'inverse, « brille en comparaison » à d'autres, car depuis le début de la crise, les conférences de presse du premier ministre François Legault se déroulent dans les deux langues officielles, même si « la Charte de la langue française ne l'y oblige pas », lit-on.