En utilisant cette formidable tribune du point de presse de 13 h du trio santé pour faire son « appel » aux médecins spécialistes à servir en CHSLD, François Legault a récolté un triomphe stratégique.

Les médecins spécialistes sont parmi les plus privilégiés de la société et ils ne gagneront aucun référendum de popularité contre le PM le plus populaire de l’Histoire…

Même s’il s’avérait que le PM a tort.

Parce que la question de fond est de savoir si on a vraiment besoin de médecins spécialistes qui font des tâches d’infirmière et de préposé dans les CHSLD, alors que plein de Québécois veulent aider…

Et n’ont pas de réponse du réseau.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Un employé du CHSLD Yvon-Brunet, à Montréal

Depuis quelques jours, depuis avant l’appel de M. Legault aux médecins spécialistes, je reçois quantité de messages de gens qui ont répondu aux appels à s’enrôler, via par exemple le site « Je contribue ».

Et ces gens me disent ceci : « Je n’ai jamais reçu d’appel, après m’être porté volontaire. »

Il s’agit de gens qui sont prêts à s’enrôler en CHSLD, là, maintenant. Et qui ont souvent les compétences pour servir, des infirmières par exemple. Ils ont voulu « contribuer » avant même l’appel du PM aux médecins spécialistes.

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Prenez Josée Charette.

Elle a lancé mercredi soir un cri du cœur public sur Facebook : elle a 28 ans d’expérience comme infirmière partout dans le réseau, CLSC, hôpital, soins à domicile et… en CHSLD !

Elle raconte dans son statut à quel point la machine la niaise depuis deux semaines. On se croirait à la huitième épreuve dans Les Douze Travaux d’Astérix, dans la maison de la folie bureaucratique.

Je cite Mme Charette : « J’ai passé mon entrevue et l’examen avec succès, j’ai reçu un courriel des RH confirmant que j’avais réussi la sélection et que quelqu’un allait me contacter. J’ai attendu deux semaines et j’ai décidé de les appeler, on m’a dit : “Oh, Madame Charette, personne ne vous a rappelée ? !”… »

La suite est une comédie d’erreurs où la machine du CISSS s’embourbe à lui reprocher de ne pas avoir fourni les références adéquates, où les références ne rappellent pas les gestionnaires du CISSS, ce qui mène à cette aberration, tenez-vous bien : « Ils ont dû mettre fin à ma demande d’emploi. »

Tu lis ce statut qui a accumulé 15 000 partages en moins de 24 heures et une expression te vient en tête : WTF* ?

WTF : pourquoi le réseau ne peut-il pas embaucher cette femme ?

WTF : va-t-on demander des références aux médecins spécialistes déployés en CHSLD ?

WTF : l’histoire de Mme Charette en recoupe plein d’autres.

Comme celle de Lysanne V., qui attend toujours un appel après être passée par les voies normales des ressources humaines ET par le site Je contribue : « C’est drôle, dit Lysanne V. en précisant avoir déjà travaillé pour un CIUSSS en 2012-2013, j’ai l’impression que le besoin criant de personnel ne s’est pas bien rendu aux oreilles des RH. »

Johanne L. : « Aucun retour de Je contribue, sauf accusé de réception. Et chaque jour, le gouvernement appelle à l’aide pour les CHSLD. C’est à n’y rien comprendre. »

Je parle ici de gens qui ne sont pas médecins et qui pourraient donner un coup de main en CHSLD tout de suite, que ce soit pour passer des plateaux-repas, faire des tâches de préposé aux bénéficiaires ou même fournir des soins infirmiers. Et la machine ne les rappelle pas. 

Pourquoi ?

Hier, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a été interpellé pour savoir pourquoi la plateforme Je contribue n’a « placé » que 3000 personnes sur 40 000 candidatures reçues.

Sa réponse en dit long sur la mentalité « protège tes fesses » qui prévaut dans la tour d’ivoire du ministère de la Santé à Québec : « Les équipes ministérielles analysent toutes les candidatures et les communiquent aux établissements des régions concernées… »

Le journaliste Mathieu Dion de Radio-Canada a demandé ce qui se passe après. Réponse surréaliste du MSSS : « Il faudrait s’adresser aux établissements directement… »

Il y a des centaines d’« établissements ».

Bref, le MSSS prépare l’autopsie de la situation : cet échec logistique n’est surtout pas – et ne sera pas – la faute du MSSS, dont le grand patron est un sous-ministre du nom d’Yvan Gendron.

C’est notamment lui qui renseigne la ministre sur la machine.

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Les médecins spécialistes, maintenant. Quelques médecins m’ont contacté pour me faire suivre des courriels de leurs associations respectives leur demandant de remplir un formulaire pour se rendre disponibles… Au mois de mars !

Plusieurs médecins ont depuis levé la main, prêts à contribuer.

Réponse de la machine ? Pas de réponse, justement !

Je soulève par ailleurs un angle mort de la conscription des médecins spécialistes : s’ils sont contaminés dans un CHSLD, est-ce qu’on est plus avancés, collectivement ?

Prenez la Dre Diane Francoeur, présidente de la Fédération des médecins spécialistes du Québec. Nulle en communication, bien sûr : elle a nui mercredi à ses membres avec sa posture sarcastico-hautaine totalement divorcée du réel.

Mais sa spécialité, dans la vie, c’est aider des femmes à accoucher. Si la Dre Francoeur est infectée à la COVID-19 en changeant des couches dans un CHSLD, et qu’elle ne peut plus faire d’accouchements pendant deux, trois semaines, ça va servir qui, au bout du compte ?

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Je ne sais pas pourquoi François Legault a décidé de donner une mise en échec retentissante aux médecins spécialistes, dans sa conférence de mercredi. Peut-être que les négos avec la Dre Francoeur n’avançaient pas assez vite à son goût.

Mais voici ce que je sais : depuis le début de cette crise, on constate un décalage important entre ce que dit le trio santé dans ses points de presse de 13 h et la réalité dans l’immense machine qu’est le réseau de la santé.

Prenez toutes ces fois où Mme McCann, le Dr Arruda et M. Legault ont dit qu’il n’y avait pas de problème d’équipement de protection personnelle, comme des masques…

C’était contredit par mille témoignages de soignants. L’équipement était rationné. Le PM a fini par admettre un problème.

Je ne dis même pas que le trio santé mentait. Je dis que le réseau de la santé est une immense machine et qu’il est arrivé souvent depuis un mois que les témoignages des soldats dans les tranchées aient été nettement moins roses que les déclarations faites aux points de presse de 13 h.

Or, aujourd’hui, on constate le même décalage entre ce que dit le PM à propos de la pénurie de main-d’œuvre dans les CHSLD et la capacité de la machine à « absorber » les milliers de candidatures de Québécois prêts à servir dans les tranchées…

C’est l’évidence : le PM et sa ministre de la Santé n’ont pas le vrai portrait de ce qui se passe sur le vaste terrain de l’immense machine de la Santé.

C’est un problème.

* De l’anglais « what the fuck », qu’on peut traduire par « BEN VOYONS DONC »