Pas assez d’équipement de protection, pas assez de tests de dépistage, pas assez de bras.

Regardez tout ce qu’on sait sur les ratés du système actuellement, en cette ère de contamination au coronavirus. Ça se résume à ces trois types de pénurie.

L’exemple le plus tristement spectaculaire ? Le CHSLD Sainte-Dorothée de Laval. Ce CHSLD est en soi le symbole de l’échec de la lutte contre la COVID-19 dans les CHSLD, dont les résidants comptent pour 49 % des morts dues à cette maladie au Québec.

Mercredi, trois journalistes de La Presse ont uni leurs forces pour décortiquer ce qui s’était passé dans ce centre de soins de longue durée où une centaine de personnes ont été infectées et où une quinzaine de patients en sont morts.

Le titre de l’article(1) dit tout : « Incités à travailler malgré des symptômes ».

Je résume. C’était la semaine du 22 mars. On était en pleine préparation au choc pandémique : 10 jours avant, François Legault avait fait sa première conférence de presse dramatique sur la COVID-19. Et le 23, le PM allait mettre le Québec sur « Pause ». C’est la semaine du 22 mars, donc. T’es gestionnaire au CHSLD de Sainte-Dorothée et…

Et deux employés se disent malades, un préposé aux bénéficiaires et une infirmière auxiliaire. Ils ont des symptômes. Ils les déclarent. Demandent de ne pas avoir à se présenter au travail.

Réponse du gestionnaire : vous rentrez travailler parce que vous n’avez pas tous les symptômes…

Les deux se sont présentés au travail, comme on leur a ordonné de le faire. Ils ont bien sûr côtoyé des dizaines de personnes, résidants et coéquipiers. Leur état s’est dégradé.

La semaine d’après, ils ont subi des tests… Positifs.

Ils ont, fort probablement, infecté plein de monde.

On peut se dire que ce gestionnaire qui a ordonné à ces deux employés de se présenter au CHSLD de Sainte-Dorothée est d’une incompétence crasse. C’est possible. Peut-être l’est-il.

Mais au CHSLD de Sainte-Dorothée comme dans les autres CHSLD, la pénurie de personnel est endémique. Comme me l’a dit une employée, mercredi : « On manque toujours de bras. »

Il est absolument certain que le manque d’effectifs a influencé des décisions de maintenir en poste des gens qui auraient dû rester chez eux, dans ce CHSLD en particulier et partout ailleurs dans le réseau.

Au manque de bras, ajoutons maintenant le manque de tests de dépistage de la COVID-19. Le syndicat, courriels à l’appui, dit que la direction du CHSLD « Sainte-Do » – scusez, le Lavallois en moi refait surface – a refusé que des employés soient testés pour la COVID-19.

La vérité, c’est que le système n’a pas les moyens de tester tout le monde. On manque notamment de « réactifs », la solution chimique qui, dans les tests de dépistage, permet de révéler si un échantillon est positif ou non. Comme le système n’a pas pu fournir des masques à tout le monde.

Et comme pour les masques, le système a donc rationné les tests de dépistage. On a imposé des critères pour aller au plus pressé.

Symptôme A, symptôme B et un voyage récent à l’étranger ? Oui, on teste. Ces critères ont changé au fil du temps, c’est vrai. Mais il y a eu des critères parce qu’on ne pouvait pas tester tout le monde.

Maintenant, remettez-vous dans la peau du gestionnaire du CHSLD de Sainte-Dorothée…

T’as des employés qui se pensent malades à cause de ce foutu virus. Mais ils n’ont pas tous les symptômes de la COVID-19.

Et toi, le gestionnaire, tu regardes les horaires, tu regardes et tu te dis : « J’ai déjà pas tous les effectifs dont j’ai besoin pour faire la job, je manque de bras… »

Tu fais quoi quand tes gestionnaires à toi (à Laval) se font dire par leurs gestionnaires (à Québec) : « On ne peut pas tester tout le monde » ?

Tu fais quoi quand tu regardes tes effectifs aux étages de ton CHSLD et que tu constates que tu manques (encore) de bras ?

Je vais répondre par une question : est-ce que ça se peut que tu dises aux deux employés de se présenter au travail quand même ?

Je reviens à la première phrase de cette chronique qui explore ce qui a bien pu se passer au CHSLD de Sainte-Dorothée pour qu’une centaine de personnes y soient infectées par la COVID-19, pour qu’une quinzaine en meurent : « Pas assez d’équipement de protection, pas assez de tests de dépistage, pas assez de bras. »

Et j’ajoute ici : pas assez d’expertise.

Pour le meilleur et pour le pire, le système de santé est organisé autour des hôpitaux. Je ne dis pas ici que c’est bien ou mal. Je constate.

Et il faut constater une autre chose : dans les hôpitaux, dans la plupart des hôpitaux, il y a une masse critique d’expertise scientifique qui permet de mieux affronter un cataclysme pandémique comme celui auquel nous faisons face.

J’ai par exemple chroniqué il y a quelque temps sur un hôpital de Montréal(2) où l’équipe de soignants s’est mobilisée avant de recevoir les directives de la hiérarchie. C’était avant la fameuse conférence de presse du 12 mars de François Legault, où le PM a imposé les premières mesures de distanciation sociale aux Québécois.

Au-delà des manchettes, dans cet hôpital, les médecins avaient des contacts avec des médecins en Italie, où l’hécatombe était désormais connue. Ces médecins étaient alarmés par des publications scientifiques qui montraient les ravages de la COVID-19, ailleurs, à mesure que la science peaufinait sa connaissance de cette bête.

Résultat, ils se sont mobilisés, comme d’autres médecins au Québec dans d’autres hôpitaux. Selon les hôpitaux, les médecins ont dû réveiller leur hiérarchie. Des fois, ils ont agi de concert avec les hiérarchies.

Mais ce que je veux dire, c’est qu’il y a dans les hôpitaux une expertise de pointe pour faire face. On se mobilise, on enrôle l’équipe de prévention des infections, on anticipe ce qui peut se passer, on bâtit carrément un hôpital dans l’hôpital(3) s’il le faut…

Ça n’existe pas en CHSLD, ce type d’expertise. Ou si peu. Il y a des montagnes de bonne volonté en CHSLD, mais il n’y a pas cette masse critique d’expertise qui a permis aux hôpitaux de se transformer en bunkers.

Je cite le gériatre David Lussier(4) : « Il y a eu beaucoup de préparation dans les hôpitaux pour les soins aigus et intensifs, mais il n’y a pas eu la préparation nécessaire dans les CHSLD. Tout ce qu’on a fait, c’est dans le but que la maladie n’entre pas, mais c’était une pensée magique de croire que ça n’arriverait pas. »

Ce manque de préparation, ce manque d’expertise, fait partie de l’équation quand on voit à quel point les CHSLD – et les résidences pour personnes âgées – ont été des foyers d’éclosion qui s’apparentent à des incendies de forêt.

Des incendies de forêt qu’on aurait laissés brûler.

Et il se passe quoi, quand tu laisses une forêt s’embraser ?

Elle brûle encore plus fort et c’est encore plus dur de l’éteindre, ça devient un brasier incontrôlable.

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> (Re)lisez la chronique « Un hôpital dans l'hôpital Notre-Dame »

> (Re)lisez l'article « Une catastrophe se dessine au CHSLD Sainte-Dorothée »