« Moi, ça va. Mais je sais que d’autres camelots en arrachent. »

Au bout du fil, Maxine. Quand j’ai su que L’Itinéraire avait dû fermer ses portes à cause de la pandémie et que ses camelots avaient perdu leur gagne-pain et leur ancrage, je me suis inquiétée pour elle.

Maxine est une camarade de classe du secondaire. Pendant 30 ans, je l’ai complètement perdue de vue. Et puis, il y a quelque temps, avant la pandémie, en feuilletant L’Itinéraire, je suis tombée sur sa photo.

Mais c’est Maxine ? Oui, c’était bien elle : Maxine Timperley. Camelot au métro Joliette de L’Itinéraire, ce journal de rue qui, après 25 ans à redonner espoir et dignité à tant des gens marginalisés, se demande aujourd’hui comment il pourra poursuivre sa mission.

Je me souvenais de Maxine comme d’une grande fille sportive, douée pour les langues, qui faisait tourner toutes les têtes. J’avais entendu dire qu’elle avait perdu sa mère alors qu’elle était enfant. Je n’ai jamais osé poser de questions. Mais je devinais qu’elle vivait des choses difficiles. Un soir de juin 1990, avec nos toges et nos mortiers, on était au même fil de départ, sur le seuil de la vie adulte. Et voilà que 30 ans plus tard, je la retrouvais dans L’Itinéraire. Que s’était-il passé entre les deux ?

On s’était finalement revues un midi d’hiver ensoleillé, il y a quelques semaines, à l’époque où on pouvait encore rencontrer des gens en personne. Une rencontre émouvante durant laquelle Maxine m’avait résumé trente ans en trois heures. Sa vie avec ses hauts et ses bas, après avoir fait des études en enseignement. Comment elle était tombée, comment elle s’était relevée. Comment un vieux rêve – un voyage en Espagne il y a 20 ans pour panser ses blessures d’enfance – avait viré au cauchemar. Comment elle était rentrée à Montréal démolie, malade, appauvrie. « J’ai été hospitalisée pour la première fois pendant trois mois. J’entendais des voix. Les psychiatres m’ont dit que j’étais schizophrène. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Maxine Timperley

Pendant des années, elle avait ramé fort pour composer avec le diagnostic de schizophrénie et trouver l’aide et l’écoute dont elle avait besoin. Elle avait vécu des moments pénibles. Elle avait connu un bref épisode d’itinérance, à la suite d’une psychose. Mais tout allait mieux maintenant, grâce au projet Avatar de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal – une thérapie novatrice utilisant la réalité virtuelle pour les patients schizophrènes qui a changé sa vie (et qui, COVID-19 oblige, a dû être suspendue). Grâce à L’Itinéraire, qui lui a donné à la fois une voix et un gagne-pain. Grâce à son courage, aussi, qui force l’admiration.

Maxine aimait beaucoup son travail de camelot qu’elle a dû mettre sur « pause ». Elle aimait particulièrement jaser avec les passants.

À ceux qui s’étonnaient d’apprendre qu’une fille qui est allée à l’université puisse se retrouver dans une telle situation, elle rappelait que ça peut arriver à n’importe qui. Personne n’est à l’abri d’un problème de santé mentale. Personne n’est à l’abri d’un coup dur.

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Personne n’est à l’abri, non, m’étais-je dit en quittant Maxine ce jour-là. Aujourd’hui, alors que la crise de la COVID-19 fracasse tant de vies, nous n’avons jamais été aussi nombreux à le constater. On n’a malheureusement pas fini de mesurer les dommages collatéraux de la pandémie. La crise économique et sociale qu’elle crée est aussi grave que la crise sanitaire.

Qu’arrive-t-il lorsqu’une personne qui a mis des années à se relever d’un coup dur est assommée par un coup dur géant ?

« Moi, ça va, m’a donc dit Maxine. Mais je sais que d’autres camelots en arrachent. Beaucoup de camelots, sans l’argent de L’Itinéraire, ils ne mangent pas. »

Bien qu’elle vive modestement, Maxine mesure sa chance. « Je ne suis pas itinérante. J’ai un appartement. J’ai un chèque d’aide sociale pour contraintes sévères à l’emploi. Je suis capable de subvenir à mes besoins. »

L’Itinéraire lui offrait un revenu d’appoint de 200 $ pour arrondir ses fins de mois qu’elle n’a plus. « Ça m’aidait à avoir de meilleures épiceries. »

Elle est reconnaissante envers les gens qui ont contribué au fonds d’urgence qui permet de continuer de soutenir les camelots depuis que la distribution du magazine a été suspendue. Cela lui a permis notamment de recevoir une carte de 50 $ pour faire l’épicerie. Elle complètera au besoin avec du dépannage alimentaire.

Maxine a aussi un réseau de soutien et une intervenante sur qui elle peut compter. Durant ses nuits d’insomnie, elle n’hésite pas à appeler des lignes d’écoute, au besoin.

Bref, même en confinement, son filet social tient le coup. Alors que pour d’autres camelots, L’Itinéraire était le seul filet, la seule famille, me dit son directeur général et éditeur, Luc Desjardins. Il est très inquiet pour ses camelots les plus fragilisés par la crise. Ceux qui en arrachaient déjà plus que la moyenne et qui en arrachent davantage. « Ma plus grosse crainte, c’est que lorsqu’on aura passé à travers cette crise et que L’Itinéraire va revenir, on aura perdu du monde. Certains vont revenir en arrière. Et ce sera encore plus dur. »

Bien que différents programmes d’aide gouvernementaux existent, L’Itinéraire n’arrive pas à faire entrer sa mission dans une petite case lui donnant accès à un financement adéquat.

On couvre bien des cases dans plusieurs initiatives gouvernementales, mais on n’est dans aucune case. On est à la fois un média, un lieu de réinsertion sociale, un lieu de pré-employabilité, une cuisine, un lieu de rassemblement…

Luc Desjardins, directeur général et éditeur de L’Itinéraire

Luc Desjardins essaie de trouver une solution pour sauver à la fois L’Itinéraire et les camelots. Il n’en dort plus. En plus de vendre pour la première fois en 25 ans une version numérique de L’Itinéraire, on publie désormais un Itinéraire Express sur l’actualité de la semaine. « On essaie de faire ça pour garder tout le monde en vie et que personne ne nous oublie. Parce que si ça dure jusqu’au mois de juillet, les gens oublient vite… »

Son équipe se démène pour maintenir un lien avec ses 142 camelots qui ne peuvent plus poursuivre leurs activités. On a mis sur pied un fonds d’urgence. On invite les gens à faire un don de 10 $ par texto sur leur téléphone (en textant le mot MAGAZINE au 30333). Au début, les dons affluaient. Aujourd’hui, les réserves baissent. Il faudra voir comment maintenir cette aide pour les camelots. « Je souhaite juste que les gens ne nous abandonnent pas. »

Certains camelots particulièrement mal en point sont encore dans la rue à vendre des magazines, défiant la directive qui leur a été donnée de respecter les règles de distanciation sociale. Parce qu’ils ne peuvent se passer du revenu d’appoint de 200 $ que leur offre L’Itinéraire et jonglent avec toutes sortes de problèmes de santé mentale, ce n’est pas simple, constate Luc Desjardins. « On répète à nos camelots qu’ils ne peuvent plus vendre. Ils le savent. On leur a dit que c’était pour leur sécurité. Mais à un moment donné, s’il y en a un qui se lève le matin et qui décide d’aller au coin d’une rue, je n’ai pas le contrôle là-dessus. »

Depuis une semaine, certains ont été dénoncés par des citoyens qui croient à tort que les camelots sont des employés de L’Itinéraire ou des travailleurs autonomes ayant le droit à l’aide gouvernementale. La vérité, c’est que ces camelots sont malheureusement dans une case qui n’existe pas. « Les camelots ont des besoins comme tout le monde. Entre répondre à leurs besoins primaires et prendre le risque d’aller sur le coin de la rue et vendre L’Itinéraire… C’est la situation dans laquelle se retrouvent certains. C’est là-dessus qu’on travaille. »

À défaut de faire entrer leur grand désespoir dans une petite case, au lieu de les dénoncer, aidons-les.

> Consultez le site de L’Itinéraire