« Le 12 mars, j’avais 85 camions en tournée en Amérique du Nord. Le 13, ça s’est tout arrêté. »

Quand il regarde ses dizaines de camions parqués en rangs serrés dans la cour de l’entreprise à Dorval, le propriétaire de Truck’N’Roll, Ghislain Arsenault, les trouve « à la fois beaux, et tristes » dans leur immobilité forcée. Il y a trois semaines à peine, se souvient-il, « on était 125 personnes avec 22 camions pour transporter le spectacle de Céline Dion à New York. Et là, rien. »

C’est que l’entreprise spécialisée dans les tournées et spectacles et les arts de la scène qui travaille au théâtre pour le TNM et Duceppe, pour les opéras, les Grands Ballets, et qui assure le transport de la tournée de Robert Charlebois, s’est mise, pour au moins un mois, en hibernation. Les camions ne sont même plus immatriculés.

M. Arsenault n’a pas renouvelé les immatriculations. Comme pour la grande majorité des camions commerciaux au Québec, les frais d’immatriculation et les coûts d’assurance automobile sont dus pour le 1er avril, soit ce mercredi.

En temps normal, M. Arsenault aurait déjà fait parvenir un chèque de 200 000 $ pour ses camions à la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). Sans attente de revenus dans un avenir rapproché et confronté à un dédale administratif sans nom pour convertir ses véhicules au transport local, il a préféré jeter l’éponge.

« J’arrête jusqu’au 1er mai, et on réévaluera à ce moment-là, dit-il à La Presse. Si on m’avait donné un peu de flexibilité à la SAAQ, je n’aurais peut-être pas renvoyé 100 chauffeurs et employés chez eux, mais payer l’immatriculation pour des camions qui ne bougeront pas, ça vaut pas la peine. »

Il n’est pas seul à penser comme cela.

Demande rejetée

Après plus d’une semaine de pourparlers, la SAAQ a refusé une demande des entreprises de camionnage de reporter de quelques mois le paiement de ces frais, à un moment où les revenus n’ont jamais été aussi incertains à court, moyen ou long terme.

En conséquence, selon la présidente du conseil de l’Association du camionnage du Québec (ACQ) et vice-présidente du transporteur CAT, Karine Goyette, un grand nombre d’entreprises de camionnage du Québec devrait imiter Truck’N’Roll au cours des prochains jours en suspendant leur immatriculation, plutôt que de verser des dizaines de milliers de dollars à la SAAQ pour des camions inutilisés.

Au Québec, les coûts d’immatriculation varient en fonction du nombre d’essieux de chaque véhicule. Pour un camion-remorque conventionnel à quatre essieux, le coût de l’immatriculation annuelle s’élève à 2045 $, auxquels s’ajoutent une contribution à l’assurance automobile et des frais atteignant 200 $, pour un total de 2245 $ par camion. Pour un camion à cinq essieux, ce total monte rapidement à plus de 2900 $.

Pour certains des plus gros transporteurs du Québec, la facture annuelle s’élève à plusieurs millions de dollars.

« Ce qui est décevant, affirme Mme Goyette, c’est qu’on ne demande pas au gouvernement d’avoir un rabais ou un congé d’immatriculation pour trois mois. Nous voudrions juste avoir la possibilité de reporter le paiement. En Alberta, ils l’ont reporté jusqu’au 15 mai, mais ça pourrait être reporté de nouveau. En Ontario, c’est repoussé à une date indéterminée, en attendant la reprise de l’économie. »

Un marché mort à 90 %

Le mouvement de « déplaquage » des camions pourrait être encore plus étendu chez les propriétaires de camions de construction et de déneigement, qui ont vu l’essentiel de leurs revenus s’évaporer, la semaine dernière, lorsque le premier ministre François Legault a ordonné la fermeture de tous les chantiers de construction non essentiels.

Selon le président de l’Association nationale des camionneurs artisans (ANCAI), qui regroupe plus de 5000 propriétaires indépendants, Jean-Pierre Garand, « les gens vont remiser leurs camions, parce que c’est le seul moyen qu’on a pour économiser des coûts en attendant que les affaires reprennent. »

Avec la fermeture des chantiers, c’est 90 % de nos revenus qui sont partis.

Jean-Pierre Garand, président de l’Association nationale des camionneurs artisans

L’immatriculation d’un camion de chantier coûte un peu moins de 1600 $ par année, selon M. Garand. Mais si on ajoute à cela les assurances contre les collisions et autres, les coûts fixes pour mettre un véhicule sur la route peuvent s’élever jusqu’à 6000 $. En suspendant l’immatriculation, plusieurs propriétaires vont aussi suspendre les assurances et conserver uniquement la couverture pour le feu ou le vol, comme l’a fait Truck’N’Roll.

« Je sais bien qu’on ne pense plus à ça à Montréal, mais s’il arrive une tempête de neige en Gaspésie ou même à Québec, on ne sera pas tous en mesure de partir, à compter d’aujourd’hui, parce qu’on n’a plus de plaques et plus d’assurances », ajoute le président de l’ANCAI.

« Le printemps passé, poursuit-il, quand la digue a cédé à Sainte-Marthe-sur-le-Lac et qu’on nous a commandé 35 camions d’urgence, à 18 h 30 le soir, on était là. Si ça arrivait cette année, on pourrait pas tous y aller. »

« Le report de l’immatriculation, pour nous, c’était comme une mesure transitoire pour nous permettre de rester en position de “pompier volontaire”, affirme M. Garand. C’était une façon de nous donner un peu d’oxygène pour qu’on reste disponibles au cas où. Mais ils nous ont refusé ça. »

Les taxis priorisés

La SAAQ a renvoyé les questions de La Presse au ministre des Transports du Québec, François Bonnardel, à savoir pourquoi Québec a rejeté la demande des deux principales associations de camionnage du Québec de reporter le paiement de ces frais.

Dans un courriel, l’attachée de presse du ministre Bonnardel, Florence Plourde, estime que d’autres secteurs de l’industrie des transports sont plus durement touchés. « Bien que le transport de biens essentiels soit priorisé actuellement, plusieurs autres secteurs de l’économie continuent d’utiliser le camionnage, notamment pour la livraison des ventes qui se font en ligne. »

« Nous avons voulu répondre aux enjeux les plus urgents, soit ceux de l’industrie du taxi ainsi que des transporteurs commerciaux », précise Mme Plourde. Selon elle, Québec est « conscient des défis rencontrés par l’industrie » et reste « en communication tous les jours avec ses représentants ».