Mis à part que sa combinaison jaune lui donne l’allure d’un « poussin » quand il faut nettoyer les salles d’examen du coronavirus, la job de Suzanne n’a pas tellement changé.

Travailler aux « services environnementaux » d’un hôpital, c’est être dans un corps à corps constant avec les « micro-organismes » les plus louches et les plus hypocrites.

Alors, la COVID-19, ça ne l’énerve pas trop. Elle en a vu d’autres et des plus poilus.

Enfin, elle ne les a pas vus, car c’est justement ça, l’art de la propreté : se battre contre un truc invisible.

Elle a 35 ans. Elle bosse dans un hôpital que je ne nommerai pas. Avant, elle a travaillé dans des cuisines, le terrassement, la peinture, l’entretien d’immeubles et, pendant cinq ans, comme tireuse de joints.

« J’étais écœurée de la poussière. T’as beau être la plus précise, il faut toujours sabler un peu, t’as de la poussière partout, t’as beau porter un masque, t’en as de collée jusque sur les dents… »

Alors elle a changé de masque et de décor.

« Pandémie ou pas, si on ne nettoie pas un hôpital, tout va se propager. On n’est peut-être pas des médecins, mais on veut protéger le monde ! »

Et pour faire ça, il faut suivre un ordre des choses rigoureux. Chaque étape. Chaque règle. À la lettre.

Tu arrives, tu « punches », tu te laves les mains (« 15 secondes au moins, tous les coins »), tu vas te changer, tu mets tes produits dans le chariot.

Quels vêtements ?

Ça dépend de ce que tu nettoies.

Quels produits ?

Ça dépend de la maladie…

***

« C’est sûr qu’un bloc opératoire, tu le nettoies plus souvent, les gens sont opérés à plaie ouverte. Mais si tu ne nettoies pas les bureaux, c’est les mêmes personnes qui vont se rendre en salle d’opération après. Alors ça doit être propre aussi. »

Ce qui a changé, depuis deux semaines, c’est qu’il n’y a plus de visiteurs, et qu’on libère des lits. On se prépare pour la mobilisation, on reporte tout ce qui n’est pas urgent.

Si ça se trouve, c’est plus calme… pour l’instant. La mobilisation avant l’assaut.

Aussi, comme pour toute éclosion – influenza, C. difficile… –, le superviseur va envoyer le message de doubler et tripler le nettoyage qui se fait déjà trois, quatre fois par jour des poignées de porte, des commutateurs, des bras de chaises, de tout ce qu’on touche…

« On va aussi changer les produits pour déstabiliser les micro-organismes. »

Déstabiliser ?

Eh oui, déstabiliser.

Dans cette guerre avec cet ennemi sous une perpétuelle cape d’invisibilité, il faut user de ruses chimiques. Élaborer des embuscades hygiéniques. Les prendre sur le front nord quand ils vous attendent à l’est…

Ah ! Ah ! Une décharge d’ammoniac au moment où le virus campait entre deux tuiles, roupillait au pourtour d’un calorifère…

« Il faut aussi savoir ce que la personne dans une salle d’isolement a comme maladie, pour savoir comment bien désinfecter. Et comment se protéger. »

On n’utilise pas l’ammoniac là où il faut du peroxyde, et le chlore est réservé aux pires cas – C. difficile, disons.

« L’eau de Javel, ça ne lave pas. Ça désinfecte, mais n’enlève pas les matières organiques, ça n’élimine pas le gras. Alors on doit laver et désinfecter. »

Elle m’apprend aussi que le temps de contact entre une surface et le produit nettoyant est crucial.

« Il faut que ça dure au moins trois minutes. La surface doit rester humide, sinon ça ne sert à rien. C’est pour ça qu’on prend de l’eau froide, pour pas que ça sèche trop vite. L’eau chaude, c’est bon pour déloger la graisse, on lave avec. Mais pour désinfecter, c’est la froide. »

Évidemment, on change de gants, on change de vadrouille chaque fois. Et on se lave les mains entre chaque changement.

– Je ne me suis jamais lavé les mains aussi souvent et après seulement deux semaines, j’ai déjà les mains gercées… Vous ?

Elle rit.

– Oublie ça, j’ai les mains gercées 12 mois par année.

***

Le linge se plie en quatre, on change de surface chaque coup, et on nettoie de haut en bas, mais surtout du moins souillé au plus souillé. « Il faut analyser la saleté avant de commencer. Savoir par où aller. On fait les dossiers avant les bras des chaises. »

La désinfection d’un bloc opératoire requiert un uniforme particulier, javellisé. Il faut ensuite se débarrasser avec la même rigueur des déchets « biomédicaux ». « Des fois, des compresses avec du sang, des fois, des tubes de caoutchouc, mais des fois, un bout de doigt… »

Et là, depuis que son hôpital a commencé à faire des tests pour la COVID-19, il y a une procédure spéciale, entre chaque patient.

« On a des jaquettes jaunes, on a l’air de poussins géants quand on porte ça, et il faut les jeter après. »

Les personnes qui font les tests ont des visières pour éviter de recevoir des gouttelettes, mais une fois le patient parti, on peut nettoyer sans visière.

Pour d’autres maladies qui se propagent dans l’air, c’est carrément le masque intégral, « N95 », y compris pour elle. Du sérieux. Ils sont totalement étanches, et il faut 30 minutes pour les tester individuellement. Et les retester tous les deux ans.

« Si tu as perdu du poids, il faut tout refaire. Il y a des faces qui ne peuvent même pas mettre ces masques-là. »

La COVID-19, ce n’est « même pas » un cas de « N95 ». C’est vous dire si elle l’attend avec moppe et chariot…

***

« – Suzanne, quand même, une pandémie…

– Il ne faut pas s’énerver, ça ne donne rien, et puis si on commence à s’en faire trop, ce n’est pas bon pour le système immunitaire. Si t’as vraiment peur, ce n’est peut-être pas le bon travail pour toi…

Il faut bien se protéger, bien faire les choses, faire confiance à l’équipe médicale. Moi, je n’ai rien pogné de l’hiver.

– Est-ce qu’on devient plus parano quand on fait ce métier-là ?

– Non. J’étais déjà ultra-propre, c’est juste que maintenant je le sais comment et pourquoi nettoyer.

Je ne changerais pas de job. Je suis fière de faire ça. On entre dans une chambre, on se présente, on explique ce qu’on fait, on se concentre sur le travail, mais il faut qu’ils se sentent chez eux, les patients, il y en a qui restent là six mois. »

Et aussi, on apprend.

« Dans ce métier-là, on pourrait vivre 1000 ans et on ne connaîtrait pas tout. »

Bon, Suzanne, la COVID-19, c’est peut-être pour vous juste une autre bibitte à qui sacrer une volée.

Mais pour moi, c’est une occasion de rappeler dire à quel point vous faites une job indispensable dans la grande chaîne humaine de la prévention et de la guérison.

Alors merci et « ¡ No pasarán ! », comme on dit en Espagne.