Voici la nouvelle dont Steven Guilbeault n’avait pas besoin. Le Canada n’a jamais atteint une cible de réduction de gaz à effet de serre (GES), et avec la victoire des conservateurs de Danielle Smith en Alberta lundi soir, l’objectif pour 2030 s’éloigne comme l’horizon.

Une petite liste des projets du ministre de l’Environnement du Canada :

  • plafonner les émissions du secteur pétrolier et gazier ;
  • instaurer une norme canadienne d’électricité propre d’ici 2035 ;
  • mettre fin aux subventions aux énergies fossiles ;
  • mettre à jour la tarification du carbone pour la renforcer ;
  • réduire de 30 % les émissions de méthane pour l’agriculture et les déchets, et de 75 % pour le pétrole et le gaz.

L’environnement est une compétence partagée entre le fédéral et les provinces. Quand on examine les engagements de M. Guilbeault, le même constat revient : un affrontement inévitable avec l’Alberta et d’autres provinces.

Mme Smith, qui remplaçait Jason Kenney à la tête du gouvernement conservateur à Edmonton, a obtenu un mandat majoritaire. Dans son discours de victoire, elle a vite identifié son rival préféré : Justin Trudeau.

Après lui avoir tendu la main en lui écrivant des lettres en janvier et en février, Mme Smith promet d’utiliser « tous les outils » pour se battre contre lui.

Les conservateurs ont déjà contesté en cour la tarification du carbone. Après avoir perdu, ils remontent aux barricades pour faire invalider le nouveau processus d’évaluation environnementale. Avec la Saskatchewan, l’Alberta veut aussi invalider une décision d’Ottawa qui qualifie de « toxiques » les produits en plastique.

Et le plus difficile reste à venir.

Depuis quelques mois, les fédéraux se tiennent discrets. M. Guilbeault ne voulait pas alimenter la colère en Alberta et aider Mme Smith, qui était dans une lutte serrée avec les néo-démocrates provinciaux.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Steven Guilbeault, ministre de l’Environnement et du Changement climatique

L’environnement n’était pas un thème central de cette campagne. Le NPD albertain n’osait pas attaquer les conservateurs sur ce front. Mme Smith a dévoilé en avril un plan qui ressemblait beaucoup à celui du lobby pétrolier et gazier.

Elle prétend viser la carboneutralité en 2050, sans se donner aucun objectif intermédiaire. Elle s’en remet à l’innovation technologique, en croisant les doigts pour la suite.

Le projet d’électricité propre n’est pas invendable en Alberta.

Certes, Mme Smith s’y oppose, car de nombreux ménages se chauffent encore au gaz. Mais au moins, sa province progresse. Elle est en voie d’éliminer le charbon cette année. Les émissions de son secteur de l’électricité ont presque chuté de moitié depuis 2005. C’est aussi le territoire au pays qui investit le plus en énergie solaire et éolienne.

Pour les émissions de pétrole et de gaz, ce sera plus compliqué. Depuis 1990, les GES en Alberta ont bondi de 91 Mt. Soit trois fois plus que toutes les réductions péniblement obtenues en Ontario et au Québec. Pire, cette pollution albertaine pourrait être sous-estimée, selon des scientifiques canadiens 1.

L’Agence internationale de l’énergie recommande de ne plus autoriser de nouveaux projets de gaz et de pétrole. Les scientifiques du GIEC exhortent les pays à réduire de moitié leurs émissions d’ici 2030. Pour atteindre sa cible d’ici là (baisse d’au moins 40 % par rapport à 2005), le Canada doit renverser la courbe.

L’Alberta tient un autre discours. Elle fait le pari que le nucléaire, l’hydrogène vert, l’efficacité énergétique et l’innovation permettront d’éviter le pire. Elle a dépensé près de 2 milliards dans la capture du carbone. Or, selon le GIEC, cette technologie est très coûteuse et ses résultats à grande échelle restent à prouver 2.

Dans son dernier budget, le gouvernement libéral minoritaire a injecté des milliards dans la capture du carbone en espérant apaiser l’Alberta. Mais d’un autre côté, sa survie dépend de son entente avec le NPD fédéral de Jagmeet Singh, qui exige la fin des subventions aux énergies fossiles cette année. Bonne chance.

À Ottawa, on cite l’Inflation Reduction Act des États-Unis comme preuve de l’urgence d’investir massivement dans la transition énergétique. Mais à Edmonton, on rappelle que le président Joe Biden a aussi autorisé un immense forage pétrolier en Alaska. Puisque la demande mondiale pour le pétrole et le gaz reste forte, dit Mme Smith, mieux vaut y répondre avec nos ressources.

Pour maximiser ses chances de gagner devant les tribunaux, M. Guilbeault plafonne les émissions, et non la production, du pétrole et du gaz.

Les détails seront dévoilés dans les prochains mois, comme l’année à partir de laquelle les GES seront plafonnés et le rythme de leur diminution. Mais déjà, l’Alberta y voit une attaque contre le cœur de son économie.

Malgré sa victoire, Mme Smith a perdu des piliers de son gouvernement qui ont été défaits ou qui ne se sont pas représentés. Il faudra suivre la composition de son conseil des ministres et le nom du responsable de l’Environnement.

La première ministre pourrait jouer l’horloge. Elle espère sans doute que des élections au fédéral en 2024 porteraient Pierre Poilievre au pouvoir. Mais si elle se montre trop intransigeante, elle servira d’épouvantail utile à Justin Trudeau. Il la montera du doigt, comme il le faisait avec Doug Ford en 2019, en disant : voici à quoi ressemble un gouvernement conservateur têtu et doctrinaire, en voulez-vous vraiment un qui règnera d’un océan à l’autre ?

1 Lisez sur l’étude qui remet en question les GES de l’Alberta 2 Lisez le reportage sur la capture du carbone