Jusqu’à dimanche, notre chroniqueur vous raconte la vie d’Yves Bélair, de son enfance à sa mort. Atteint de paralysie cérébrale, il s’est battu pour sa liberté et a inspiré tous ceux qui ont croisé sa route, jusqu’à son dernier souffle.

En ce jour de février 2016, Yves Bélair est rayonnant. Ce jour-là, l’UQAM va remettre comme chaque année la bourse qui porte son nom, la bourse Yves-Bélair en science de la gestion réservée à un étudiant en situation de handicap.

Lui, l’enfant né avec la paralysie cérébrale en 1954.

Lui, qui a toujours dû se battre pour faire son chemin et son bonheur.

Lui, le vilain petit canard de la rue Louis-Veuillot, dans l’est de Montréal ; lui, Yves Bélair, que rien ne destinait aux études, mais qui a néanmoins fait deux bacs à l’UQAM en tapant ses travaux à un seul doigt sur la dactylo, en plus d’y décrocher un emploi…

Eh bien, lui, Yves Bélair, ce jour-là, célébrait l’impensable : le 25anniversaire des bourses portant son nom ET la centième bourse décernée depuis 1991.

Sur les photos de cette cérémonie, une dame aux cheveux blancs. Henriette, sa mère. À la naissance de son petit Yves, le médecin avait dit à Henriette : « Il ne fera jamais rien de bon. Vous devriez le placer. Ce serait ben étonnant qu’il se rende à 40 ans… »

Et là, 62 ans plus tard, son petit Yves décernait la 100e bourse portant son nom, pour les étudiants comme lui dont on pense de moins en moins désormais qu’ils ne « feront rien de bon »…

Henriette a-t-elle eu une pensée pour ce médecin ?

Je l’ignore, elle est morte en 2018. Je n’ai pas pu l’interviewer. Mais j’aime penser qu’Henriette a silencieusement envoyé paître ce médecin qui avait suggéré de placer son fils.

Aujourd’hui, demain et dimanche, je vous raconte la vie pas ordinaire d’Yves Bélair.

Imaginez une ruelle pleine d’enfants, début des années 1960. La ruelle entre les rues Louis-Veuillot et Boileau, dans l’Est, dans ce coin du quartier Mercier où sera inaugurée la station de métro Cadillac 15 ans plus tard.

Dans la ruelle, le petit Yves Bélair vient de tomber. Yves tombait tout le temps, en marchant, en courant, en pédalant sur son tricycle adapté…

Un de ses amis, son meilleur ami et protecteur, Pierre, accourt pour l’aider à se relever : c’est sa mère, Fernande, qui avait dit à ses quatre fils : quand Yves tombe, vous l’aidez à se relever…

Mais Henriette, du balcon d’un deuxième étage, interdit à Pierre d’aider son fils à se relever : « Es-tu correct, Yves ? Ben oui, t’es capable de te relever. Allez, relève-toi ! »

PHOTO FOURNIE PAR L'UQAM

Yves Bélair et sa mère Henriette (au centre) lors de la remise de la bourse qui porte son nom à l'UQAM en 2016

Henriette devait savoir que pour faire son chemin dans la vie, son petit Yves devrait apprendre à se relever.

Dans la ruelle, tout le monde aime Yves. L’enfant a une capacité à se faire des amis, un atout qui ne le quittera jamais. Dans la ruelle, ils sont plusieurs à prendre cet attachant vilain petit canard sous leur aile. La mère de Pierre accueille Yves à sa table. Fernande l’appelle « mon cher trésor », comme tous ceux qu’elle aime.

Aujourd’hui, on parlerait « d’intégration ». Mais en 1962-1963, dans la ruelle, l’intégration, c’est ce garçon, Pierre, qui impose aux autres le petit Yves dans les parties de hockey-balle.

Bien sûr, Yves ne peut pas tenir un bâton et slapper la balle.

Mais il peut se tenir devant le but et faire office de gardien, non ?

Oui, Yves peut faire ça.

Alors Yves est le gardien de but, intégré dans le jeu.

Retenez ce prénom, Pierre, j’y reviendrai dimanche.

Yves Bélair possède une capacité peu commune à se faire des amis, disais-je. Prenez Olivier Bédard. En 2006, étudiant à l’UQAM et pauvre comme Job, Olivier avait besoin d’un petit boulot.

« Va voir Yves, lui suggère sa sœur, Julie.

— Yves ?

— Yves Bélair, c’est lui qui m’engage pour surveiller les examens, à l’École de gestion… »

Quand Olivier a trouvé le bureau d’Yves Bélair, il a reconnu ce petit monsieur qu’il avait vu cent fois dans le pavillon Judith-Jasmin sans vraiment le remarquer, cet homme en habit-cravate, mallette à la main, marchant très, très rapidement, comme un Terry Fox branché sur le 220.

« Comment je peux t’aider ?

— J’ai besoin d’une job… »

Une heure plus tard, Olivier était embauché comme surveillant d’examens dans l’équipe d’Yves Bélair. Ils allaient devenir amis.

Et 17 ans plus tard, en 2023, ils le sont encore.

Imaginez une vie où chaque minute, un obstacle surgit.

C’est ça, la vie d’une personne handicapée comme Yves Bélair. Les escaliers, l’autobus, le métro, se faire comprendre d’autrui, se faire regarder par autrui, être vu uniquement comme « un handicapé » ou même un « attardé », se faire embaucher, s’habiller, attacher ses souliers, aller à la salle de bain, commander un sandwich au restaurant…

Tout, absolument tout est compliqué, à cause de la paralysie cérébrale, un trouble moteur qui affecte les mouvements, la posture, la coordination. Tout a été compliqué dans la vie d’Yves Bélair.

Brigitte Groulx, qui a été la patronne d’Yves Bélair à l’UQAM avant de devenir son amie : « Faut avoir une tête de mule. Et Yves a une tête de mule… »

Je lui demande ce qui l’a charmée, chez Yves, pour qu’elle soit encore son amie, 37 ans après leur rencontre, en 1986.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Yves Bélair et Brigitte Groulx, amis depuis 37 ans

Charmée, je sais pas. Mais impressionnée. D’abord, cette énergie. On la sent moins aujourd’hui, il a beaucoup ralenti. Mais toute sa vie, il a fait le meilleur d’une situation difficile. C’est un combattant. Nous autres, les bien portants ? On est gâtés pourris…

Brigitte Groulx, amie d'Yves

Yves Bélair n’a jamais accepté « non » comme réponse, m’ont expliqué ses amis Olivier et Brigitte. Il a toujours refusé de prendre le transport adapté – « C’est pour les handicapés » ! – et il a toujours insisté pour prendre les transports en commun. Il a même forcé la STM à déplacer un arrêt pour le rapprocher de chez lui, de cet immeuble de condos qu’il habitait avec Henriette…

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Yves Bélair et son grand ami Olivier Bédard

Olivier Bédard : « Yves, il a une tête de cochon. Mais en même temps, pour avoir la vie qu’il a eue, pour avoir l’autonomie qu’il a eue… Faut être têtu. Et surtout… il est tellement attachant, mon Yves ! Il attire les gens. »

Avant l’UQAM, m’explique Olivier, il n’avait jamais côtoyé une personne handicapée de sa vie. « Il n’y en avait tout simplement pas dans mon milieu. Souvent, elles ont leurs propres écoles. Alors au début, j’étais mal à l’aise avec Yves… C’était très confrontant. Mais 17 ans après notre rencontre, c’est une des belles affaires de ma vie… »

La bourse Yves-Bélair en science de la gestion réservée à un étudiant en situation de handicap, il faut y revenir. Au fil de sa vie de combattant, Yves a trouvé la force de donner, de redonner.

C’était en 1991, c’était avant les grandes politiques d’inclusion, me rappelle Brigitte Groulx, c’était avant qu’une culture d’intégration ne commence à s’enraciner dans la société : « C’est lui, le premier, qui est allé cogner à toutes les portes. Qui a sollicité tout le monde, autour de lui, pour faire des dons. En plus d’être le plus généreux donateur pour les bourses, à même son salaire de l’UQAM… »

À toutes les portes ? Pour financer les bourses, Yves Bélair a été trèèèèès insistant, sollicitant tout le monde dans son entourage, quasiment jusqu’au harcèlement. Il a mis beaucoup d’argent, de son argent, dans la cagnotte, aussi. Il y tenait, à ces bourses.

Sylvain LeMay, employé de l’UQAM, bénéficiaire de deux bourses Yves-Bélair, désormais employé de l’université : « Pensez à ça : Yves avait un bon salaire, de bonnes conditions, à une époque où très peu de personnes vivant en situation de handicap étaient intégrées au marché du travail. Et il s’est dit qu’il allait aider ses semblables. Dans un contexte où les gens comme nous se demandent toujours s'ils en auront assez pour leurs vieux jours, pour les soins particuliers. C’est un geste du cœur. »

Brigitte Groulx, encore, sur ce feuilleton des bourses : « Sa générosité a été inouïe. Redonner au suivant, c’est en lui. »

Et en 2023, 22 ans plus tard, s’il faut faire le score des courses, la bourse Yves-Bélair a été remise 134 fois, pour un total de 142 100 $. Yves Bélair a donc passé sa vie à tomber et à se relever. Et en se relevant, il a trouvé la force de tendre la main à ses semblables plus de 142 000 fois…

PHOTO FOURNIE PAR L'UQAM

Remise de la bourse Yves-Bélair à l'UQAM en 2016. Sur la photo, de gauche à droite : Julie de L'Étoile Lapointe, Alain Lapointe, François Bernard, boursier et Yves Bélair

J’écris ces mots et je pense à Yves qui, sur une des photos de la remise des bourses en 2016, fait un câlin à une jeune femme en fauteuil roulant.

Elle s’appelle Julie de L’Étoile Lapointe, vit elle aussi avec la paralysie cérébrale, elle est la fille d’un ami, Alain Lapointe. Au nom de Julie, Yves Bélair a créé une autre bourse pour les enfants handicapés, à l’école primaire Victor-Doré.

Aujourd’hui, je vous ai raconté une petite partie de la vie pas ordinaire d’Yves Bélair, un homme prisonnier de son corps, qui s’est toujours battu pour sa liberté.

Samedi et dimanche, dans La Presse, je vous raconte les derniers mois, les dernières semaines, les derniers jours et la dernière heure sur Terre d’Yves Bélair.