Face aux nombreux défis et enjeux en matière d’immigration, d’intégration et de langue française au Québec, un discours plus nuancé s’impose.

C’est là l’idée maîtresse du colloque fort intéressant présenté mardi au congrès de l’Acfas, qui proposait d’aller au-delà des clichés et des mythes sur les immigrants et la langue au Québec.

L’un de ces mythes, déconstruit par le sociologue Jean-Pierre Corbeil, consiste à croire que la survie du français au Québec dépend fondamentalement de la langue parlée le plus souvent à la maison. Il s’agit là d’une vision complètement dépassée qui ne tient pas compte du rapport évolutif complexe à la langue et du plurilinguisme dans des foyers immigrants. Parlez-en (en français, SVP) à n’importe quel enfant de la loi 101 dit « allophone » (j’en suis !) et vous verrez que le fait de parler une autre langue à la maison n’est pas tant une menace au fait français qu’une réalité bien ordinaire. Pourtant, cela reste l’indicateur le plus utilisé dans le débat public pour mesurer le déclin du français.

Lisez l’article : « 90e congrès de l’Acfas : les immigrants menacent le français au Québec... mythe ou réalité ? »

Il ne s’agit pas ici de nier les défis bien réels que pose la survie du français au Québec dans un contexte nord-américain dominé par l’anglais. Il ne s’agit pas non plus de dire que l’on n’a pas le droit de débattre d’immigration, des objectifs ambitieux d’Ottawa et de leurs effets sur le fait français, sur le poids démographique du Québec ou sur l’accès au logement. C’est au contraire tout à fait souhaitable que l’on en discute. Mais tout est dans la manière…

Si les termes du débat sont piégés dès le départ dans une rhétorique simpliste « immigrant = menace existentielle » et qu’ils font écho à la théorie raciste du « grand remplacement », on n’est plus exactement dans la réflexion sérieuse et nuancée qui tiendrait compte de toute la complexité de ces enjeux. On est plutôt devant une instrumentalisation de ces questions.

Exploiter les peurs de la population devant les migrations et les changements démographiques, c’est facile. Mais c’est un jeu dangereux dont aucune société ne sort gagnante.

Autrefois associée aux franges les plus radicales de l’extrême droite et confinée aux bas-fonds obscurs du web, la théorie complotiste du « grand remplacement » – dont j’ai déjà parlé ici – a été repopularisée en France en 2011 par l’auteur Renaud Camus. Les adeptes de cette théorie croient qu’il existe un plan secret des élites multiculturalistes pour que la population blanche soit « remplacée » par des hordes d’étrangers.

Lisez la chronique : « Ces discours qui tuent »

Aujourd’hui, cette théorie mortifère est reprise et normalisée dans le débat public par des personnalités politiques et médiatiques de droite et d’extrême droite. Il arrive qu’on la maquille un peu pour la rendre plus acceptable. Mais il reste de ces choses abjectes que même le plus couvrant des maquillages ne peut camoufler.

Dans Le Journal de Montréal, le chroniqueur Mathieu Bock-Côté s’indignait que certains aient pu associer à la théorie du « grand remplacement » le dossier récent consacré par son quotidien à l’immigration – avec une première page tapageuse qui évoquait, quatre chroniques à l’appui, un Québec « pris au piège » par un plan d’Ottawa menant à la disparition du peuple québécois. Ce serait, selon lui, le « nouveau point Godwin » pour empêcher toute réflexion sérieuse sur le sujet.

Une « accusation sotte » pour interdire le débat sur ce qu’il appelle lui-même non pas le « grand remplacement », mais la « submersion démographique » des Québécois sous le poids de l’immigration – une autre métaphore de catastrophe naturelle chère à l’extrême droite, souvent utilisée par Marine Le Pen en France.

Bref, bonnet blanc et blanc bonnet, grand remplacement et submersion démographique, sur la terre et sous la mer. Nuance, nuance… Ce n’est pas exactement la même chose.

Le chroniqueur prétend d’ailleurs qu’à peu près personne au Québec ne se réclame de la théorie du « grand remplacement ». Les experts de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents nous disent pourtant le contraire. Environ 15 % des Québécois adhèrent à la théorie du « grand remplacement », selon un rapport de recherche rendu public en mai 2022. Chez les Canadiens, la proportion monte à 21 %.

Consultez le rapport de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents : Le mouvement conspirationniste au Québec

Peut-être que tous ces gens ne se réclament pas ouvertement de cette théorie. Peut-être qu’ils ignorent qu’adhérer à l’idée selon laquelle « l’immigration est organisée délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au remplacement de la population canadienne par une population immigrée » – tel que le suggérait le questionnaire auquel ils ont répondu –, c’est adhérer à la théorie d’extrême droite du « grand remplacement ». Mais chose certaine, on ne peut nier que ces théories conspirationnistes aux multiples variations haineuses gagnent du terrain de façon inquiétante au sein de la population. On ne peut nier non plus que la façon dont certaines personnalités médiatiques prétendent « débattre » d’immigration y contribue tristement.