Tout a commencé avec un mème, en décembre 2019. Une image tirée du film Taken, dans laquelle l’acteur Liam Neeson, jouant un personnage vengeur, prévient son interlocuteur, à l’autre bout du fil : « I will find you, and I will kill you. »

Je vais te trouver, et je vais te tuer.

Le mème est assez connu dans le merveilleux monde des réseaux sociaux. Tout comme la rage des trolls sans nom et sans visage qui pullulent sur Twitter. Sébastien Rioux aurait pu hausser les épaules et passer à autre chose.

Il a plutôt décidé de porter plainte.

La police a retrouvé le troll. Elle l’a interrogé ; il n’y a pas eu d’accusation. Ça aurait pu en rester là.

Mais la plainte a réveillé quelque chose dans ce troll. Quelque chose de monstrueux. À partir de ce moment-là, les vannes de la haine en ligne se sont ouvertes. Et la vie numérique de Seb Rioux est devenue un enfer. Sa vraie vie, aussi.

Seb Rioux est un documentariste et un musicien de Trois-Pistoles. Cheveux longs rassemblés en chignon, impliqué dans sa communauté, l’homme de 46 ans est un gars de gauche, avec des opinions de gauche sur les enjeux environnementaux et les inégalités sociales. Des opinions qu’il n’avait jamais eu peur d’exprimer sur différentes plateformes numériques. Jusque-là.

Bref, Seb Rioux était un gars ordinaire qui aimait débattre sur les réseaux sociaux. Parfois, ça provoquait des flammèches. Parfois, il se faisait « rentrer dedans ». Ce n’était pas particulièrement agréable, mais ça faisait partie du jeu.

Début 2020, donc, il s’est mis à recevoir un torrent de menaces et d’insultes. Des centaines de messages haineux, sur Twitter, sur Instagram, sur YouTube, par courriel. Des photos d’un meurtrier de masse glorifié. Des drapeaux confédérés. Des croix gammées. De la porno. Des saluts nazis.

Seb Rioux en était rendu à un point où il redoutait de s’asseoir devant son ordinateur, craignant ce qu’il allait y trouver. « Tu essaies de te faire une carapace. Le matin, tu vois un nouveau courriel. Tu te dis : “OK, je vais l’ouvrir”. Et là, tu vois des images hyper violentes envers les femmes… »

Le troll passait vraisemblablement un temps fou à faire des montages.

Je commençais à avoir peur. Je recevais des photos de moi avec une cible dans le front. Des photos de moi, enfant, qui se faisait tirer dessus par des gens…

Sébastien Rioux

Et cette question, menaçante : « Je devrais-tu aller à Trois-Pistoles ? »

Et ce mème, qui revenait sans cesse : I will find you, and I will kill you.

Seb Rioux ne savait pas à qui il avait affaire. Il ne savait quoi faire. À l’automne 2020, il a décidé de porter plainte à nouveau. La police a ouvert une autre enquête.

Pendant que la police enquêtait, le harcèlement continuait. Une photo d’une femme noire transformée en punching bag, un courriel contenant 80 fois le mot N*GGER, des photos pornos impliquant des hommes scatophiles…

Seb Rioux m’a envoyé un échantillon des messages qu’il a reçus. J’ai regardé ça 10 minutes et j’ai arrêté ; j’avais franchement mal au cœur.

Pour Seb Rioux, cela a duré 18 mois.

Le pire moment, c’est quand le troll a voulu faire passer Seb Rioux pour un pédophile. À partir d’un faux compte, il a fait des captures d’écran, dans lesquelles un faux Seb Rioux laissait entendre qu’il avait violé sa cousine de 14 ans…

À ce moment-là, le vrai Seb Rioux a eu honte, même s’il n’avait aucune raison d’être honteux.

Qui a vu ces messages-là et qui y a cru ? Toute ma vie, je vais penser qu’il y a des gens qui le croient…

Sébastien Rioux

Seb Rioux a craqué. Souvent. « J’essayais d’être fort, mais par moments, je ne l’étais pas du tout. Ma blonde avait beau m’aimer et vouloir m’écouter, à un moment donné, ça devenait lourd de lui parler des messages que je recevais jour après jour. Je ne voulais pas la mêler à ça. »

Il avait de plus en plus de mal à travailler, à se concentrer. Malgré lui, il cherchait à percer l’anonymat du troll. « Était-ce quelqu’un que je connaissais ? Quelqu’un de proche, de loin ? Le temps que j’ai passé à scruter les profils qu’il se créait pour trouver une faille et le démasquer… c’était devenu obsessif. Je ne voulais pas, j’essayais de ne pas penser à ça, mais j’y pensais tout le temps. »

C’est la police, au terme de son enquête, qui lui a révélé l’identité du troll. Sous des pseudonymes subtils comme Nick Gurr et youranalmaster se cachait un homme de Gatineau : Peter Poncak.

Le 4 août 2021, la police de Gatineau, appuyée par l’escouade du cybercrime de Montréal, a arrêté l’homme de 38 ans, après avoir relié ses différents comptes à une adresse IP. Ce jour-là, le cauchemar de Seb Rioux a pris fin.

Aujourd’hui, il tient à livrer ce message : si vous êtes victime de haine en ligne, portez plainte. Ça vaut la peine. « Plus vous allez le faire, plus les gens haineux craindront de passer à l’acte parce qu’ils vont savoir qu’ils peuvent se faire pogner. »

Faut-il en faire plus ? Les lois actuelles, qui criminalisent le harcèlement et les menaces, sont-elles suffisantes pour enrayer le fléau de la haine en ligne ?

Promis depuis longtemps par Ottawa, un projet de loi pour lutter contre la haine en ligne devrait être annoncé incessamment par le ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez.

Si ça prend du temps, c’est que c’est délicat. On parle de liberté d’expression et de protection de la vie privée. D’accord pour supprimer les contenus choquants, mais où tracer la ligne ? Quand est-ce que ça devient de la censure ?

Les autorités pourraient-elles abuser de pouvoirs d’enquête accrus pour obtenir des infos sur certains internautes ? Cette future loi pourrait-elle se transformer en arme contre ceux qui protestent contre l’ordre établi ?

Malgré les écueils potentiels, le ministre Rodriguez demeure convaincu de la pertinence du projet de loi. « Parce que la haine en ligne, c’est de la vraie haine, a-t-il déclaré en mars. La haine en ligne ne reste pas en ligne, elle descend dans les rues. »

Seb Rioux l’admet. Il a peur de ça, aussi.

Peur que la haine d’un troll ne finisse par déborder dans une rue de Trois-Pistoles. Pour tout dire, ça le terrifie.

Quand il est venu [à Rivière-du-Loup pour sa comparution, fin mars], j’ai eu la chienne. Je me suis assuré que les portes de ma maison étaient bien barrées.

Sébastien Rioux

Peter Poncak a plaidé coupable à un chef de harcèlement. Il risque un maximum de 10 ans de prison. Il recevra sa peine le 15 septembre.

Au bureau de l’aide juridique du Bas-Saint-Laurent, l’avocat de Peter Poncak m’écrit qu’il n’a pas le mandat de transmettre des informations sur son client. Un message laissé à un refuge pour sans-abri de Gatineau, dernière adresse inscrite à son dossier de cour, n’a pas reçu de réponse.

Fin mars, au palais de justice de Rivière-du-Loup, Seb Rioux a enfin pu voir à quoi ressemblait son troll. « Un gars frêle, introverti. Il n’a pas osé me regarder dans les yeux. Il a regardé à terre. En personne, il n’était pas capable. »