En 2007, Kayum Masimov a accordé une entrevue au magazine Maclean’s. « Ça fait 16 ans, et on parlait déjà d’intimidation et de harcèlement. Le titre de l’article était révélateur : “Beijing is always watching”. »

Beijing (Pékin) surveille tout le temps. Même à Toronto. Même à Montréal.

Tout ça pour dire que les reportages-chocs sur l’ingérence chinoise secouant depuis des semaines le gouvernement Trudeau n’ont pas choqué Kayum Masimov, coordonnateur du Projet de défense des droits des Ouïghours.

Ils l’ont plutôt fait soupirer. « Ce n’est pas nouveau, ça fait des années qu’on avertit les élus et les forces de sécurité. Ce qui se passe à Ottawa, pour nous, c’était un secret de Polichinelle. On savait ça depuis longtemps. Malheureusement, personne ne nous a écoutés. »

Les manigances chinoises pour influencer les élections canadiennes, les postes de police qui auraient instauré un « climat de terreur » au sein de la diaspora de Brossard et de Montréal… rien de tout cela ne l’a fait tomber de sa chaise.

Attablé dans un petit resto ouïghour de LaSalle, Kayum Masimov me raconte à peu près ce qu’il avait raconté au journaliste du Maclean’s, en 2007.

Avec l’impression de se répéter, inévitablement.

Mais avec l’espoir qu’on l’écoute un peu, cette fois.

« On a fui la répression en pensant qu’une fois passée la frontière, on serait à l’abri de l’intimidation et du harcèlement, mais ça continue, même à Montréal », commence Kayum Masimov.

Personne n’échappe au long bras de l’État chinois, dit-il. D’un bout à l’autre du Canada, les membres de la communauté ouïghoure subissent des menaces, voilées ou non. Plusieurs reçoivent des messages robotisés harcelants. Certains sont ciblés par des cyberattaques, d’autres par des campagnes de trollage sur les réseaux sociaux. Quelques-uns disent même avoir été suivis en voiture.

Presque tous vivent dans l’angoisse de ne pas connaître le sort de leurs proches restés en Chine.

Là-bas, un million de Ouïghours ont été envoyés dans des camps de rééducation, où ils sont réduits à l’esclavage. Tous les moyens de communication – téléphone, texto, médias sociaux – sont étroitement surveillés, quand ils ne sont pas carrément coupés.

L’objectif de Pékin, croit M. Masimov, c’est de s’immiscer dans la vie des exilés pour leur rappeler qu’ils ne seront jamais totalement libres. Et pour les réduire au silence.

Trop souvent, ça marche. « Tout le monde est pris en otage à cause de la famille restée là-bas. Ça mène à l’autocensure. La plupart des gens sont apolitiques. »

M. Masimov raconte que des agents chinois tentent parfois de recruter des informateurs au sein de la communauté. « Ça instille un sentiment de peur et de paranoïa. Tout le monde soupçonne les autres. »

Un vieux truc dont Pékin aime se servir pour discréditer ses critiques, c’est de lancer des accusations de racisme à tort et à travers, souligne Kayum Masimov.

En 2019, par exemple, l’ambassadeur de Chine à Ottawa a laissé entendre dans une lettre ouverte que le Canada et ses alliés occidentaux étaient des « suprémacistes blancs » parce qu’ils demandaient la libération des deux Michael1.

Ces critiques ne proviennent pas toujours directement de l’ambassade. Le 19 mars, une trentaine de personnes ont manifesté dans le Quartier chinois. « La communauté chinoise de Montréal affirme qu’une enquête policière sur de prétendus “postes de police chinois” équivaut à de la discrimination raciale – et incite au racisme et à la peur », a rapporté City News2.

Et puis, en novembre, Yuesheng Wang, un employé d’Hydro-Québec, a comparu sous des accusations d’espionnage. Au palais de justice de Montréal, une femme venue « en observatrice » a cru bon expliquer aux journalistes que ce n’était pas bien d’accuser ce monsieur, que ça allait provoquer une vague de racisme anti-asiatique au Québec…

Lors de ces deux évènements, c’est la présidente d’un organisme résolument pro-Pékin qui a parlé de racisme devant les caméras. Disons-le franchement : cette femme ne représente pas tant « la communauté chinoise de Montréal » que les intérêts d’un régime dictatorial.

Il n’y a pas que Pékin qui tente de faire diversion, déplore Kayum Masimov. « Il est très malheureux que nos élus répètent la ligne de défense du Parti communiste », constate-t-il.

Empêtrés dans cette affaire, des élus libéraux se sont en effet inquiétés des dérapages que risquent d’entraîner les récentes enquêtes policières et journalistiques.

L’inquiétude, bien qu’intéressée, est légitime. Il ne faudrait pas commencer à penser que tous les Canadiens d’origine chinoise représentent une menace à la sécurité publique.

Il faut à tout prix éviter les insinuations et les chasses aux sorcières. Éviter de stigmatiser une communauté tout entière. Parce que non, les Canadiens d’origine chinoise ne forment pas un groupe monolithique.

Vraiment pas, en fait.

Demandez aux Ouïghours, aux Taïwanais, aux Hongkongais et aux Tibétains ce qu’ils en pensent. Ce sont eux, les premières victimes de l’ingérence chinoise.

Ce sont eux qui réclament qu’on fasse toute la lumière sur cette ingérence. Ils n’ont pas besoin qu’on leur fasse la leçon en leur parlant des risques de dérives racistes.

L’objectif, ce n’est pas de les stigmatiser, mais d’assurer leur sécurité sur le sol canadien.

Kayum Masimov souhaite qu’on parle de « choses réelles », comme la cinquantaine d’appels menaçants qu’il a reçus lorsqu’il a commencé à défendre les droits des Ouïghours.

« La GRC m’est revenue après plusieurs mois pour me dire que malheureusement, elle n’était pas équipée pour déterminer l’origine des appels. Tout ce qu’elle pouvait me suggérer, c’était de changer de résidence et de numéro de téléphone. Ça, ce sont des choses réelles. »

Des choses qui se passent depuis longtemps, chez nous, et qu’on ne doit plus tolérer.

En 2022, l’organisme de M. Masimov a publié un rapport sur la campagne de harcèlement et d’intimidation menée par la Chine à l’encontre des Canadiens d’origine ouïghoure3. Le titre du rapport : Intentionnel et interminable.

Deux ans plus tôt, dans un autre rapport, Amnistie internationale et la Coalition canadienne pour les droits humains en Chine demandaient à Ottawa de s’attaquer au problème « de manière urgente », puisque les militants canadiens « ne se sentent plus en sécurité et vivent dans la peur4 ».

« J’ai un sentiment de frustration, admet M. Masimov. Je pense que c’est ce même sentiment qui a mené un agent des services secrets canadiens à révéler des infos aux médias. Parce qu’il était lui aussi confronté à l’inaction et à l’ignorance. »

Lors de notre rencontre, Kayum Masimov rentrait tout juste d’Ottawa, où des représentants de la diaspora chinoise avaient été invités à raconter tout ça aux parlementaires. Une fois de plus.

« Notre crainte, c’est que dans 16 ans, ça va être la même chose. Est-ce qu’on va encore devoir témoigner devant le Parlement ? Est-ce que quelqu’un va nous écouter ? »

1. Lisez la lettre ouverte de l’ambassadeur de Chine à Ottawa (en anglais) 2. Lisez un article de City News (en anglais) 3. Consultez un rapport du Projet de défense des droits des Ouïghours 4. Consultez un rapport d’Amnistie internationale et de la Coalition canadienne pour les droits humains en Chine (en anglais)