Le supplice de la goutte ne fonctionne pas comme l’on croit.

Dans cette méthode, appelée en anglais Chinese water torture, ce n’est pas la chute de la goutte d’eau en elle-même qui tourmente le supplicié. Quand elle tombe à un rythme régulier, on peut s’y habituer. C’est quand le débit est imprévisible que la victime souffre vraiment.

Ce supplice, Justin Trudeau se l’inflige lui-même par sa gestion de l’ingérence chinoise dans les élections canadiennes.

Le premier ministre a d’abord banalisé le problème. Il le pellette maintenant vers l’avant en demandant à son « rapporteur spécial indépendant », David Johnston, de trouver une solution à sa place. Son rapport sera déposé à la fin octobre. D’ici le 23 mai, M. Johnston pourra aussi proposer d’autres mécanismes pour faire toute la lumière, y compris une enquête publique.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le rapporteur spécial indépendant en matière d’ingérence étrangère et ancien gouverneur général, David Johnston

M. Trudeau promet de se plier à une telle recommandation, même si récemment il la jugeait lui-même inadéquate.

Pendant ce temps, une enquête parallèle se déroule par défaut dans les médias. Appuyées par des sources anonymes, les nouvelles se multiplient dans un certain désordre.

Chaque matin, les libéraux se réveillent sans savoir quelle révélation éclaboussera quel élu.

Certes, une enquête indépendante peut aussi devenir une boîte à surprises. Mais le processus est au moins encadré. Les témoignages sont plus étoffés qu’un reportage médiatique et les gens critiqués peuvent donner leur version de faits. Han Dong ne s’en serait pas plaint.

À cause de son refus de lancer un tel mécanisme, M. Trudeau rend possibles des histoires abracadabrantes comme celle de M. Dong, député de Don Valley North qui vient de démissionner du caucus libéral.

En février 2021, M. Dong aurait confié au téléphone au consul chinois de Toronto que la libération des deux Michael aiderait le Parti conservateur.

C’est étrange. Après tout, M. Trudeau était critiqué pour la lenteur à obtenir cette libération. Et quand les otages sont retournés au pays, ç’a été une victoire pour le chef libéral. Une rumeur veut qu’une erreur de traduction explique ce quiproquo.

D’autres soutiennent que la libération de Meng Wanzhou en échange des deux Michael n’était pas sans risque pour les libéraux. À l’époque, des experts déploraient que la Chine gagne deux fois : en rapatriant la femme d’affaires et en envoyant une mise en garde aux autres pays. Bref, le Canada montrait malgré lui que pour la Chine, la prise d’otages avait fonctionné.

Était-ce ce que M. Dong avait en tête ? À défaut d’être plausible, ce n’est pas entièrement impossible.

Difficile d’y voir clair. Mais on sait que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avait prévenu les libéraux en 2019 que M. Dong était appuyé par des agents chinois et qu’il surveillait depuis le député. C’est justement pour cela que sa conversation avec le consul était sur écoute…

On ignore quelle sera la prochaine révélation. Mais tout indique qu’il y en aura d’autres, égrenées dans ce feuilleton médiatique qui ne s’essouffle pas. Car de toute évidence, des gens ayant des informations délicates pour la sécurité nationale se méfient du gouvernement et ils sonnent l’alarme.

Ces fuites au compte-gouttes semblent être tombées sur la tête de M. Trudeau.

Ses arguments pour se défendre sont bizarres. Il accuse ceux qui exposent les tentatives d’ingérence chinoises de miner la confiance dans nos institutions démocratiques. Or, s’ils révèlent la menace, c’est justement pour mieux la contrer.

Sa stratégie est aussi curieuse. Après avoir jugé qu’une enquête publique serait nuisible, il l’accepterait si son rapporteur spécial la lui recommandait.

Enfin, le choix de M. Johnston est étonnant. Vrai, l’ex-gouverneur général est compétent et intègre. Il a été doyen de la faculté de droit de l’Université de Western Ontario, à Waterloo, et principal de McGill, et il a défini le mandat de la commission Oliphant sur les liens entre Karlheinz Schreiber et Brian Mulroney. Mais il est aussi un ami de famille des Trudeau et un sinophile qui a resserré les relations entre les universités canadiennes et chinoises, malgré les craintes croissantes de vols technologiques. S’il ne recommande pas une enquête publique, les partis de l’opposition l’accuseront d’être biaisé. Le premier ministre aurait pu trouver une personne moins vulnérable aux attaques.

Depuis le début de cette affaire, chaque décision de M. Trudeau est viciée par une grande erreur. Il croit que l’enquête doit porter sur les tentatives d’ingérence chinoise. Or, même si elles deviennent plus audacieuses et plus agressives, elles ont toujours existé et nos agences de renseignement travaillent déjà à les contrer.

Ce qui est en jeu, c’est plutôt la réaction politique à cette menace. On veut savoir si le gouvernement Trudeau les a banalisées ou facilitées.

Les libéraux ne sont évidemment pas des alliés de la Chine. M. Trudeau en a subi les foudres. L’empire du Milieu ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Pékin cherche des interlocuteurs dans tous les partis susceptibles de prendre le pouvoir. Mais à en croire les diverses fuites, la pêche a été bonne chez les libéraux depuis 2015.

Voilà ce qui doit faire l’objet de l’enquête : la réaction du fédéral face à cette menace particulière.

En matière de sécurité nationale et d’espionnage, certaines informations doivent rester confidentielles. J’ignore quel mécanisme exact permettrait de faire toute la lumière sans ébruiter nos secrets d’État. Mais une chose paraît claire : l’enquête ne peut pas avoir pour destinataire M. Trudeau. C’est au public qu’il faut rendre des comptes.

À défaut d’être agréable pour le chef libéral, il s’évitera l’actuel supplice de la goutte qui n’est pas en voie de finir.