Pas pour la vanter, mais ma mère a eu 100 ans.

« Te rends-tu compte ? Cent ans ! C’est vieux ! me dit-elle en plissant exagérément le visage, comme pour imiter une vieille personne.

— M’man, à 99, je pouvais encore dire : ben non, voyons, c’est pas vieux. Mais là, j’avoue, à 100, je serais menteur de pas dire oui… »

Elle habite dans une des 48 tours pour vieux (mais aussi pour personnes juste âgées) du Groupe Sélection. La société est désormais célèbre à la fois pour sa banqueroute spectaculaire et le train de vie pharaonique de son actionnaire fondateur, Réal Bouclin.

« Ton téléphone fonctionne, à ce que je vois…

— Mais oui, pourquoi ? »

Pour une rare fois, elle n’avait pas encore lu sa tablette, où mon collègue Julien Arsenault signait un article intitulé « Débâcle au Groupe Sélection : les résidants pourraient perdre le câble et le téléphone ».

Car voyez-vous, les locataires de certaines de ces résidences paient en bloc une somme pour le loyer et les services. Une société intermédiaire – appartenant à la famille Bouclin – s’occupe de payer les fournisseurs de service. Ces sociétés de la famille Bouclin sont en défaut de paiement de ces services de base, d’après le contrôleur financier nommé par la cour pour mettre de l’ordre dans le foutoir de Groupe Sélection. Bell et Vidéotron, entre autres, ont entrepris des « mesures de recouvrement ». Le contrôleur exprime une « vive inquiétude », craignant que les services soient carrément interrompus.

« Non, non, moi, je paie directement ma facture à V********.

— T’es abonnée à V******** ?? En tout cas. »

Impossible de savoir combien des 14 000 pensionnaires des immeubles du Groupe ont versé de l’argent pour ces services aux sociétés opaques de la famille Bouclin.

Mais songez que ces locataires ont dûment payé téléphone, internet, etc. Et que l’argent ne s’est pas rendu, parce qu’il a été siphonné ailleurs. On commence à avoir le portrait d’un groupe où l’argent volait et revolait à gogo.

Quand le grand boss paie des « bonus » à sa famille et se paie un jet privé à même les revenus, l’exemple vient de haut.

Les (ir)responsables du Groupe jurent qu’il n’y a aucun danger, que tout sera régularisé.

Mais même si ça n’arrive pas, le simple fait que les fournisseurs en soient rendus aux mises en demeure et menaces de coupes est une honte.

Après des années d’enfermement forcé pour cause de pandémie, il ne manquerait plus que ça : couper ou menacer de couper le téléphone, l’internet et la télé à des gens qui, bien souvent, ne peuvent pas sortir.

C’est bien le minimum à garantir, si vraiment « les intérêts des résidants » sont la première chose à protéger dans cette faillite, comme dit le juge Michel Pinsonneault.

Depuis que les problèmes financiers de GS ont été connus, ma mère a reçu une demi-douzaine de lettres de Luxe Gouverneur, une autre maison pour vieux (ou personnes juste âgées).

« J’en ai reçu une ce matin ! »

Elle est déjà au recyclage avec les autres, mais de mémoire (et elle en a), ça va à peu près comme ceci : Nous sommes bien conscients des soucis que vous occasionne la situation financière du Groupe Sélection… Nous vous offrons un déménagement gratuit dans nos magnifiques résidences… et un mois de loyer gratuit…

Quelle sympathique technique de vente, ne trouvez-vous pas ? Utiliser le levier de l’inquiétude et l’insécurité pour rabattre le vieux (et le simplement âgé)…

Belle industrie, y a pas à dire.

La crainte d’un nouvel enfermement sanitaire a freiné des projets de déménagement dans ces maisons un peu plus dépeuplées. Les techniques de vente s’affinent.

Remarquez, si le téléphone venait à être coupé (ça n’arrivera pas), ça limiterait les fraudes.

L’autre jour, un jeune homme appelle ma mère et se fait passer pour mon fils. Il dit qu’il a eu un accident et a besoin d’argent comptant, car, dit-il à ma mère, il ne veut pas m’avouer qu’il a eu un accident. Le scénario de fraude classique.

« Rappelle-moi le nom de ton père, déjà ? a répondu ma mère.

— Ben voyons, grand-maman, tu connais le nom de mon père…

— Oui, oui, mais rafraîchis ma mémoire… »

Elle est peut-être vieille, mais elle est rusée. Le gars a raccroché.

Combien de personnes se font prendre dans ces arnaques qui jouent sur ce qu’elles ont de plus précieux ?

M’est avis qu’il n’y a pas juste des « vrais » voyous qui veulent faire la passe sur le dos des vieux. Ça se décline légalement de bien des manières. Ça se boucline diversement.

Hier, ma mère m’a envoyé une photo de son prof de yoga, un gars que j’ai connu il y a… cent ans.

« Tu dois recevoir plein d’appels, depuis que t’as 100 ans. Est-ce que les gens te demandent ton secret ?

— Ben oui…

— Tu leur dis quoi ?

— J’ai pas de secret. Faut bouger…

— Ça pourrait être le titre de ton livre, tu pourrais faire fortune avec ça !

— Laisse faire, ça m’intéresse pas. »

Elle n’a tellement pas le sens des affaires.

« Oublie pas que je t’ai fait des pâtés au jambon, sont dans le congélateur… »

Je passe demain promis, maman.