Il fallait qu’au moins la Cour suprême entende l’affaire du « procès secret », et c’est heureusement ce qu’elle a décidé de faire.

Il le fallait, d’abord parce que l’évènement lui-même est trop gros pour qu’on ne se penche pas dessus. Un seul autre cas est connu dans les annales, l’affaire de « Personne désignée » à Vancouver, il y a 16 ans.

La Cour suprême, qui répète sans arrêt l’importance capitale de la transparence et de la publicité des débats judiciaires, ne pouvait pas laisser l’affaire mourir en l’état.

En l’état, c’est-à-dire avec l’idée qu’un procès criminel important a eu lieu sans qu’on sache quand, où, pourquoi et contre qui.

On ne sait même pas quel juge l’a présidé, dans quel palais de justice, devant quels avocats. J’écris « devant », mais d’après ce que nous a appris la Cour d’appel, le juge n’a même pas vu les témoins : ils étaient entendus en dehors de la cour et le procès a eu lieu sur papier, avec les transcriptions des témoignages.

Rappelons que cette affaire n’a été connue que parce que la Cour d’appel l’a révélée.

Un tel niveau d’opacité, contraire à toutes les règles ordinaires, était « exagéré », de l’opinion même de la Cour d’appel.

Mais voilà, la Cour d’appel n’a pas le pouvoir de réviser une telle ordonnance. Pas même de dévoiler l’identité du juge ou la nature des accusations.

Tout ce qu’on sait est que l’accusé était un informateur de police. On suppose qu’il devait avoir une certaine importance dans le milieu criminel, vu l’étanchéité des mesures prises pour préserver son identité. Mais ce n’est qu’une supposition.

Quand un informateur témoigne, son anonymat doit être protégé de manière absolue. Il n’est pas rare qu’un huis clos soit décrété. Mais que faire quand l’informateur est lui-même l’accusé ? La défense et la poursuite ont toutes deux intérêt à préserver le plus haut niveau de secret. La vie de l’accusé et des enquêtes policières sont en péril.

L’accusé, en passant, a été déclaré coupable du crime X par ce juge anonyme. S’il n’en avait pas appelé, on n’en aurait jamais rien su. Mais il y a eu appel. Et la Cour d’appel a conclu que l’État n’avait pas joué franc jeu avec lui : la police savait très bien qu’il avait commis des crimes, mais a décidé de se servir de lui comme informateur. Elle ne pouvait se retourner contre lui ensuite pour l’accuser. Il y a donc eu arrêt du processus judiciaire.

Mais pour ce qui est du secret, la Cour d’appel rappelle combien il est nécessaire de protéger ceux qui risquent leur vie pour combattre le crime.

D’accord, mais jusqu’où ? Pas jusqu’à ce secret extrême, semble dire la Cour d’appel. Mais… on ne peut rien faire pour vous, gens du public et des médias : on n’a pas le pouvoir de réformer les ordonnances du juge – pour des raisons techniques : les cours d’appel n’ont que les pouvoirs prévus par la loi.

Cette décision laissait les médias dans l’impossibilité d’agir : d’un côté, on ne sait pas à quel juge s’adresser pour qu’il modifie son ordonnance… et de l’autre, la Cour d’appel est liée par sa décision de secret total !

Si la publicité des débats est à ce point fondamentale dans le système de justice, on ne peut pas se contenter d’un tel résultat. On ne peut pas accepter qu’il n’y ait aucun moyen de contester un secret aussi total.

La Cour suprême n’annulera pas le huis clos, et le nom de l’accusé ne sera pas révélé. Mais au moins, certains détails de base devraient être révélés. Et un cadre devrait être établi pour l’avenir, pour ces cas rarissimes.

Le cas de Vancouver était devant un juge d’extradition. La personne concernée avait révélé au juge être un informateur de police, ce qui avait déclenché une procédure de huis clos « total ».

La Cour suprême n’a pas vidé la question : elle n’avait à se prononcer que sur la présence d’avocats des médias dans le dossier.

Les juges du plus haut tribunal avaient tout de même écrit que « le juge doit prendre toutes les mesures possibles pour assurer au public l’accès le plus complet aux débats et ne restreindre la communication et la publication de renseignements que si ces renseignements sont susceptibles de révéler l’identité de l’indicateur ».

On s’attend donc à ce qu’elle dise jusqu’où cette exception doit aller. Certainement pas jusqu’au secret absolu.

Le juge en chef Richard Wagner ne s’était pas gêné l’an dernier pour dire (au Devoir) qu’un tel niveau de secret est « invraisemblable », « très déplorable » et « n’aide pas la cause de la justice ».

Bien dit, Monsieur le Juge.