Je venais de finir le très beau roman Hotline de Dimitri Nasrallah* quand la polémique sur l’intersectionnalité, étrangement désavouée par la CAQ puis torpillée par le Bloc québécois, a éclaté. J’ai pensé en le refermant que la prochaine fois que quelqu’un me demandera de lui expliquer ce que signifie bien concrètement ce mot transformé en épouvantail, je lui dirai : lis ce livre. Ce serait sans doute aussi une excellente lecture pour le chef bloquiste, Yves-François Blanchet.

Rassurez-vous, Hotline n’est ni un roman à thèse ni un pamphlet rébarbatif déguisé en fiction. Le mot « intersectionnalité » n’apparaît nulle part dans ce magnifique roman de 369 pages. Nulle trace de jargon universitaire non plus dans cet hommage émouvant à la persévérance des mères immigrantes qui en bavent plus souvent qu’à leur tour aux intersections. La seule langue que l’on parle dans cette œuvre est celle du cœur.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Hotline

Ce roman bouleversant raconte l’histoire de Muna, une jeune mère libanaise contrainte à l’exil après la disparition de son mari en pleine guerre civile. Professeure de français au Liban, elle met le cap sur le Québec en 1986 avec Omar, son fils de 8 ans. On lui fait miroiter que sa connaissance de la langue y sera un atout et qu’elle pourra y poursuivre sa carrière d’enseignante de français. Après plusieurs demandes d’emploi demeurées sans réponse dans des écoles francophones et anglophones, elle déchantera le jour où, en entrevue dans un centre de formation pour immigrants, on lui dit clairement que ses efforts sont vains.

« Écoutez, madame, je suis certaine que vous êtes très compétente, mais vous ne pouvez pas travailler ici.

– Je suis désolée. Les places ont été comblées ?

— Non, il reste des places, mais je ne peux pas vous engager. Et je vais être franche avec vous, personne ne va vous engager.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien, vous parlez très bien. C’est juste que… »

La dame anglophone explique à Muna que son statut d’étrangère la désavantage, d’autant plus qu’elle n’a ni fait ses études ici ni obtenu d’expérience canadienne. Alors que Muna a spécifiquement choisi de refaire sa vie à Montréal parce qu’elle est francophone, on lui recommande ironiquement de déménager à Toronto, où elle aurait plus de chances d’être embauchée comme prof de français.

Muna remercie poliment sa fossoyeuse de rêves pour le temps qu’elle lui a accordé. Mais en sortant dans la rue, elle ne peut réprimer un « kol khara ! » (mange de la marde !) bien senti devant l’injustice qu’elle subit.

En nous invitant à marcher dans les souliers de Muna, Dimitri Nasrallah, qui s’est inspiré du parcours difficile de sa propre mère enseignante de français au Liban pour créer ce personnage, nous permet vraiment de comprendre de façon bien concrète ce que cela peut être que de vivre « à l’intersection » du racisme, du sexisme et du classisme quand on est à la fois femme, mère, immigrante et pauvre au Québec.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

L’économiste et professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal Marie-Thérèse Chicha

Le roman fait écho à une réalité qui n’a rien de fictif pour beaucoup d’immigrantes. Malgré leurs qualifications élevées et le fait qu’elles aient été choisies en fonction de leurs compétences linguistiques, les femmes immigrantes sont plus susceptibles de connaître un taux de chômage élevé, de faibles revenus et des conditions de travail précaires, soulignait l’économiste Marie-Thérèse Chicha, professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, dans une étude publiée en 20121. Alors que les hommes immigrants s’en tirent généralement mieux2, les choses ne se sont pas arrangées avec le temps pour les femmes immigrantes, observe-t-elle. « La question de la déqualification due à l’intersectionnalité est malheureusement toujours une réalité qui touche les femmes. » Nombreuses sont celles qui, très vite, après s’être butées à des portes closes, vont occuper des emplois de survie.

C’est exactement le sort qui attend Muna dans Hotline. En dépit de ses compétences, devant l’impossibilité de décrocher un emploi dans son domaine, elle sera contrainte, à l’instar de la mère de l’auteur, de délaisser son rêve d’enseigner pour se résigner à vendre des boîtes-repas diététiques au téléphone afin de survivre. Pour que son fils ait le droit à une belle vie malgré tout, elle ne ménagera aucun effort, donnant aussi des cours de français la fin de semaine à des immigrants qui regrettent que les cours de francisation de l’État ne soient pas mieux adaptés à leurs besoins.

Hotline n’est pas un livre de lamentations pour autant. Le personnage de Muna est tellement attachant que l’on a presque envie de souscrire au programme de régime bidon qu’elle vend, juste pour avoir l’occasion de jaser au téléphone avec elle. Au fil des pages, on ressent sa peine, on s’accroche à ses espoirs. Elle nous touche par son empathie pour ses clients mal dans leur peau, qui, à cause de leur surpoids, vivent d’autres formes de solitude et de discrimination, miroirs des siennes. On reconnaît en elle ces « mères courage » immigrantes, qui affrontent avec dignité les deuils, les écueils, l’humiliation, la discrimination et le déclassement professionnel par amour pour leurs enfants. Des mères comme il y en a tant, dont la dure réalité reste invisible dans les faux débats menés à leurs dépens.

1. Consultez l’étude 2. Consultez la publication de Statistique Canada

* Hotline de Dimitri Nasrallah, traduit de l’anglais par Daniel Grenier. La Peuplade, 2023. 369 pages.