Par un dimanche glacial de janvier 2015, j’ai participé à un défilé organisé à Montréal en appui à Charlie Hebdo. En principe, je n’aurais pas dû être là. À l’époque, je n’étais pas chroniqueuse et, pour maintenir une apparence de neutralité, les journalistes de La Presse devaient s’abstenir de prendre part à des manifestations, quelles qu’elles soient.

Mais ce jour-là, nous avions eu la permission de contrevenir à la règle et de nous joindre à la marche silencieuse. Parce que ça allait de soi. C’était trop important, trop douloureux. La liberté d’expression assassinée. Des collègues massacrés pour des dessins.

Parmi eux, Cabu, auteur de la une du numéro de février 2006, dans lequel Charlie Hebdo avait osé republier des caricatures de Mahomet. Dans cette une qui moquait les intégristes, le prophète en pleurs se lamentait : « C’est dur d’être aimé par des cons. »

C’était facile, en janvier 2015, de se proclamer Charlie. En France, des millions de personnes étaient descendues dans la rue, à la mémoire des victimes et à la défense de la liberté d’expression.

Une défense indéfectible, il va sans dire. Peu importe si des âmes sensibles étaient choquées par des dessins ou des propos ; la liberté d’expression devait l’emporter. Toujours.

Aujourd’hui, c’est facile de crier à la censure des œuvres de Roald Dahl, édulcorées par un éditeur britannique frileux qui prétend vouloir ménager les sensibilités modernes.

Facile, aussi, de dénoncer les dérives des nouveaux inquisiteurs américains qui ne cessent de mettre des bouquins à l’index – l’un des derniers en date, d’Élise Gravel, a été banni de certaines écoles pour péché de wokisme.

Quand l’Assemblée nationale a condamné la censure du livre de l’illustratrice et autrice jeunesse québécoise, début février, il n’y a pas eu de débat. Les élus ont dénoncé en chœur cette atteinte flagrante à la liberté d’expression.

Mais voilà que nous arrive, de France, un cas bien plus difficile à défendre.

Le Devoir a révélé mardi que les bibliothèques de la Ville de Montréal avaient retiré deux albums du bédéiste français Bastien Vivès1. La Ville a procédé à ce retrait « en raison d’illustrations pédopornographiques explicites et de l’absence de dénonciation des actes représentés ».

J’ai lu Les melons de la colère, l’un des deux albums retirés des bibliothèques. C’est l’histoire d’une jeune fille aux gros seins agressée par tous les hommes qu’elle croise. Elle pratique aussi l’inceste avec son petit frère. Sur le site de Renaud-Bray, le résumé du livre au format numérique vante « les scènes de viol les plus hot qu’on ait jamais lues ». Les lire serait un « plaisir aussi coupable que glaçant qui vous emmènera jusqu’au terminus de la conscience humaine ».

De toute évidence, le but de cette bande dessinée pour adultes n’est pas de condamner ces agressions d’enfants, mais d’exciter le lecteur. De titiller ses fantasmes les plus inavouables.

C’est de la fiction, bien sûr, mais si vous voulez mon avis, c’est dégueulasse. Délibérément choquant.

Bastien Vivès est une étoile du neuvième art. Le Français de 38 ans, encensé par la critique, a remporté de nombreux prix. Sa bande dessinée Une sœur vient d’être adaptée au cinéma par la Québécoise Charlotte Le Bon, sous le titre de Falcon Lake.

Mais voilà, malgré tout son talent, il semble que Bastien Vivès ait tendance à être, parfois, un sacré con.

En 2017, par exemple, il a appelé au meurtre de la bédéiste française Emma Clit sur Facebook. (En décembre dernier, pris dans la tourmente, il lui a présenté des excuses tardives.)

Emma Clit est une militante féministe qui aborde dans ses bandes dessinées la charge mentale pesant sur bien des mères de famille. Bastien Vivès a tourné le concept en dérision en faisant paraître en 2018 La décharge mentale, l’autre bédé retirée des bibliothèques de Montréal. En gros, c’est l’histoire d’une mère qui organise l’abus sexuel de ses trois filles.

Les défenseurs de Bastien Vivès le disent grivois, subversif, rabelaisien. Pour être franche, ce ne sont pas les qualificatifs qui me sont venus spontanément à l’esprit en lisant Les melons de la colère. Mais là n’est pas la question.

La question, c’est : a-t-il commis un crime ?

C’était plus facile de condamner Gabriel Matzneff, qui a longtemps décrit ses ébats sexuels avec des mineurs dans ses romans. L’écrivain documentait ses crimes – bien réels – et on le laissait faire au nom de la littérature.

Dans le cas de Bastien Vivès, il s’agit de pure fiction. De dessins. De caricatures grotesques, même : son « petit Paul », un personnage de 10 ans agressé à répétition par des femmes, est affublé d’un pénis de 80 centimètres…

Bref, l’auteur revendique le droit aux fantasmes, même les plus sombres. Le droit de choquer. Le droit de dessiner n’importe quoi. D’être Charlie, lui aussi.

C’était plus facile de se porter à la défense d’Yvan Godbout, cet écrivain québécois qui risquait la prison pour avoir décrit des agressions sexuelles d’enfants dans son roman d’horreur. Plus facile, parce que les passages incriminés dénonçaient ces agressions. Yvan Godbout a d’ailleurs été acquitté en 2020 d’avoir produit de la pornographie juvénile.

Bastien Vivès se défend de faire l’apologie de l’inceste et de la pédocriminalité. Mais pour ses détracteurs, c’est exactement ce qu’il fait.

Ses albums prétendument transgressifs banalisent le viol, l’inceste et la pédophilie. Et ça, c’est difficilement défendable. Même au nom de la liberté d’expression.

Cette liberté n’est pas sans limites. La production de matériel pédopornographique est illégale au Canada. Qu’il s’agisse de fiction ne change rien à l’affaire. Cela vaut aussi en France, où la Brigade de protection des mineurs a ouvert une enquête, en janvier, sur Bastien Vivès et deux de ses éditeurs.

À la justice, donc, de trancher ce désolant débat.

En France, le feu est pris depuis décembre. Depuis que le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême a déprogrammé une exposition consacrée à l’œuvre de Bastien Vivès, après avoir reçu des menaces sur les réseaux sociaux.

Signe des temps : peu de Français se sont portés à la défense du bédéiste, dans ce pays où il n’existe pourtant guère pire insulte que de passer pour un censeur. Le pays de Reiser, de Wolinski et de Gotlib, qui avait (notamment) dessiné Cosette faisant une fellation à Jean Valjean dans une parodie des Misérables…

Les temps ont changé, pour le meilleur et pour le pire.

Le pire : ce retour à la morale dans l’art, cette censure exigée non plus par l’Église, mais par les groupes de pression. Le meilleur : l’évolution des mentalités sur des sujets gravissimes, comme les violences sexuelles contre des enfants, trop longtemps traitées avec une complaisance quasi criminelle.

Est-ce à dire que les bibliothèques de Montréal ont bien fait de retirer les albums de Bastien Vivès de leurs rayons ?

Peut-être auraient-elles dû attendre que la justice se prononce sur cette affaire. Bannir un livre parce que son contenu est choquant, c’est pas mal le geste le plus anti-Charlie qu’on puisse faire.

Mais pour paraphraser le Mahomet de Cabu, il faut admettre que c’est dur de défendre des cons.

1. Lisez l’article du Devoir