Mémo à ceux qui piloteront le virage informatique de la future Agence de santé : regardez ce qui se passe à la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) et faites le contraire.

La SAAQ a réuni les trois ingrédients à la base des ratés informatiques : une fonction publique dégarnie, une gestion imprévoyante et un gouvernement qui impose un calendrier trop serré.

Comme les autres sociétés d’État, la SAAQ a sa propre direction. Quand un problème survient, c’est d’abord elle qui doit s’expliquer.

Ultimement, cette direction se rapporte à la ministre des Transports, Geneviève Guilbault. En vertu de la responsabilité ministérielle, celle-ci doit aussi rendre des comptes. Elle a donc écourté sa mission en Europe à cause de la crise.

Son rôle n’est pas que symbolique. Elle a mis de la pression sur la SAAQ et elle a trouvé elle-même des solutions. Un exemple : le délai de 90 jours accordé aux conducteurs dont le permis arrivera à échéance d’ici le 1er juin.

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Geneviève Guilbault, ministre des Transports

Mais l’intervention de Mme Guilbault était aussi une nécessité de relations publiques. En cas de crise, certains ministres hésitent à se montrer devant les caméras s’ils n’ont rien à annoncer. Le bureau du premier ministre les pousse alors dans le dos. Dans le doute, mieux être vu, et vite.

Mme Guilbault, ex-porte-parole du Bureau du coroner, n’avait pas besoin de se le faire expliquer. Mais même si elle distribuait personnellement du café à tous les gens qui font la file, cela ne réglerait pas le cœur du problème : l’État n’a pas les moyens de ses ambitions informatiques. C’est ce qui a rendu cette crise possible, et ce qui pourrait en provoquer dans d’autres ministères.

À l’automne 2021, le gouvernement caquiste créait officiellement un ministère de la Cybersécurité et du Numérique. Son titulaire Éric Caire promettait d’implanter à partir de l’été suivant une « identité numérique » qui remplacerait ClicSÉQUR. Cet identifiant unique doit simplifier et sécuriser les interactions avec les fournisseurs de services de l’État. Il a commencé à être utilisé l’année dernière avec les éducatrices de garderie.

La prochaine étape était la SAAQ. Le 22 février, le ministère de M. Caire était fier de souligner dans un communiqué « le déploiement de sa nouvelle solution d’authentification gouvernementale ». Il est plus discret aujourd’hui.

Certes, cette opération est un défi colossal à cause de problèmes qui existaient longtemps avant son arrivée.

Depuis de nombreuses années, l’État est en déficit d’informaticiens. C’est une des professions où la pénurie de main-d’œuvre est la plus vive.

En 2021, le gouvernement caquiste a allongé 19 millions pour recruter des informaticiens. Mais selon le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPPQ), il en manquerait environ 1000.

L’État doit donc recourir à des sous-traitants externes. Le privé ne propose pas seulement les solutions. Il aide aussi à définir les besoins, avec les conflits d’intérêts que cela suppose.

Un des pires exemples : le projet RENIR, qui doit intégrer les communications des services d’urgence. Deux décennies après son lancement, il n’est pas achevé. Des consultants y ont été embauchés à un tarif élevé, et au rythme actuel, il faudra attendre encore quelques années avant que leur œuvre se termine.

Cette dépendance au privé est dénoncée depuis des années, et aucun gouvernement n’a réussi à s’en sevrer.

Cela nous mène à la SAAQ et à sa plateforme SAAQcliq, qui devait utiliser la nouvelle identité numérique.

Selon le syndicat, près de 200 consultants du privé y travailleraient. C’est la moitié de l’équipe. Certains d’entre eux étaient même établis en Inde, ce qui compliquait les communications à cause du décalage horaire.

L’année dernière, la SAAQ publiait des offres d’emploi qui ressemblaient à un appel à l’aide : « Vous connaissez la technologie SAP ? Une place vous attend à la SAAQ. »

La SAAQ avait l’impression de devoir appuyer sur l’accélérateur pour ne pas déplaire au gouvernement, qui pour sa part ne voulait pas être critiqué par les oppositions.

La SAAQ ne s’est pas démarquée par sa prévoyance. Si elle avait un plan de contingence, cela ne paraît pas. Les heures d’ouverture n’avaient pas été prolongées, les cas urgents n’étaient pas priorisés et les effectifs n’étaient pas significativement augmentés. Pire, elle a lancé ce système juste avant les semaines de relâche, alors que dans certains bureaux, il ne restait que la moitié des employés.

L’échec était-il prévisible ? Oui, m’ont répondu deux observateurs à qui j’ai parlé mardi.

La crise devrait être terminée d’ici le mois de mai, assure la SAAQ. Ce ne sera toutefois pas la fin de l’histoire. La prochaine étape : l’élargissement de l’identité numérique et les projets de modernisation informatique en cours, comme en santé.

Au nom de la responsabilité ministérielle, il est normal que le gouvernement caquiste doive lui aussi rendre des comptes pour ce qui se passe à la SAAQ. Mais une question encore plus importante devrait être posée, et elle est pour Éric Caire : que faites-vous pour éviter que cette crise se reproduise ailleurs ?