La manchette : Un élève poignardé devant une école secondaire de Longueuil.

C’était lundi.

Un fait divers, comme on dit.

La même formule est revenue dans tous les textes : l’adolescent de 15 ans a eu la vie sauve. La Presse : « Sa vie ne serait pas en danger et la police a déjà arrêté un suspect. » JdeM : « L’ado a été transporté à l’hôpital, mais sa vie était hors de danger. »

Nous, le public, on regarde la comète-fait divers passer dans le ciel-actualité puis on zappe, on oublie, on passe à une autre nouvelle : la SAAQ engluée dans les bogues, les urgences inhumaines, l’Ukraine…

Permettez que je m’attarde à ce fait divers. J’ai parlé au grand-père du garçon, mardi matin. C’est lui qui m’a contacté pour me parler de son petit-fils, le garçon de la fille de sa conjointe. Son seul petit-enfant. Le père de l’enfant est disparu depuis le jour 1.

Les grands-parents se sont donc impliqués, investis dans la vie de leur petit-fils depuis sa naissance. On l’a traîné partout, cet enfant, me dit le grand-père, depuis qu’il est né : Ottawa, Québec, Cuba…

« On a épaulé sa mère, qui l’élevait seule. Notre rôle, c’était de le gâter. Tenez, on avait un bateau, on l’emmenait faire du bateau : c’était notre moussaillon. Ça fait 15 ans qu’on le connaît, qu’on l’aime. »

Un bon petit gars, me dit le grand-père.

À l’adolescence, ça s’est gâché…

Shit, désolé, À l’adolescence, ça s’est gâché, je viens d’utiliser une formule toute faite, une phrase-peinture à numéros – et on va y revenir, aux formules toutes faites – pour décrire ce qui s’est passé à l’école pour le petit, au secondaire, à partir de 12 ans…

Ça ne s’est pas « gâché », c’est devenu l’enfer : le jeune est devenu une tête de Turc, dans son milieu. Il a été intimidé, taxé, ostracisé : « Il a dû changer d’école, Monsieur… Mais ça l’a suivi. On lui achetait du linge, on voulait qu’il soit bien habillé, il se faisait voler son linge… »

Puis, lundi, l’agression. Le petit a été opéré.

Dans la cohue, la famille a été dirigée au mauvais hôpital. La mère et les grands-parents étaient entre les deux hôpitaux (le mauvais et le bon) quand il a été admis en salle d’opération. L’enfant était seul, sans sa famille, quand il est entré en salle d’opération…

Seul ?

En fait, non, s’interrompt le grand-père : un travailleur social a revêtu les équipements de protection et lui a tenu la main jusqu’à ce qu’il s’endorme dans la salle d’opération…

Le grand-père veut que l’on sache que cette image, celle du travailleur social qui est allé tenir la main du petit en salle d’opération, jusqu’à l’anesthésie, est un baume inestimable pour la famille.

L’opération a duré quatre heures et a nécessité le talent de cinq chirurgiens et deux radiologistes. Ça donne une idée de l’ampleur des dégâts, me dit le grand-père.

Et là, maintenant ?

Ben là, maintenant, le petit dort. Au moment où vous lisez ces lignes, il est aux soins intensifs. Intubé de toutes parts, me dit le grand-père, vous n’avez pas idée, on dirait un film, il est branché de partout…

L’information selon laquelle la vie de l’enfant n’était plus en danger a circulé… avant même l’opération. Disons que le grand-père ne l’a pas trouvée drôle. Sa vie n’est plus en danger ? Le vrai portrait, 24 heures plus tard, c’est celui-ci, dit-il : un couteau, ça fait beaucoup, beaucoup de dommages…

Ça coupe des tissus, des nerfs. Ça laisse des séquelles, des traces qui peuvent être permanentes. Ça scrappe une vie.

Le grand-père, au téléphone, se contient pour ne pas pleurer.

« On nous dit qu’il a été victime d’un beef sur les réseaux sociaux. Savez-vous c’est quoi, un beef ?

— Euh, une chicane ?

— En plein ça ! », répond-il, avec une exaspération irrépressible sur le mot ça.

Une chicane qui serait née sur les réseaux sociaux, donc. On n’en sait pas plus. On sait que deux autres ados, qui ne fréquentaient pas l’école du petit, ont été arrêtés après l’agression rapportée dans la section des faits divers de nos médias.

On dit ça, un « fait divers »…

Mais il n’y a rien de « divers » dans le fait qui a été subi par cet enfant, lundi, à Longueuil.

Le grand-père m’a donc écrit mardi matin, pour me dire que les formules toutes faites, ça le met en rogne : « Je veux bien que les journalistes répètent ce qu’ils savent, mais il ne faut pas oublier que ce qu’ils disent, écrivent et publient se retrouve sur les réseaux sociaux… qui banalisent l’évènement. »

Le grand-père maudit les réseaux sociaux, justement, qu’il tient responsables d’un climat qui a culminé avec cette agression sauvage : la chicane serait sortie du virtuel pour s’immiscer dans le réel. Il espère qu’il y aura une réflexion sur ce qui se passe dans ces territoires non balisés.

Le réel, lui, est bien concret : l’un des suspects aurait agrippé le petit pour l’empêcher de bouger et l’autre l’aurait poignardé.

« La médecin principale nous a dit : “Il aurait pu en mou…” »

Là, le grand-père n’est pas capable de finir sa phrase.

On fera l’enquête et, j’en suis sûr, le « beef », la chicane, sera banale… Comme toutes les chicanes d’ados.

La suite, elle, pour l’enfant, n’aura rien de banal.

La suite, elle, risque d’être éternelle.

Mais là, maintenant, la suite est en suspens, elle est dans les limbes parce que pour l’instant, le petit dort. Là, maintenant, il dort, groggy, aux soins intensifs, intubé de partout. Il ne sait pas. Et dans quelques jours, il se réveillera. Il y aura le choc de se découvrir attaché à des machines, à l’hôpital. Il y aura le choc de sa nouvelle vie, gracieuseté d’un billet perdant dans une mauvaise loterie.

Depuis mardi matin, je suis hanté par le sommeil-prélude de cet ado, parenthèse entre sa vie d’avant et celle qui l’attend.

C’est tout ce que je trouve à dire au grand-père désemparé, au bout du fil :

« Cette image-là me hante, Monsieur.

— Nous aussi. »

Nous avons raccroché, il s’en allait justement à l’hôpital.