À force de dénoncer les agences privées de placement, on a oublié qu’elles étaient moins la cause du problème que sa conséquence.

Le ministre de la Santé, Christian Dubé, avait déjà promis d’y mettre fin. Il s’en donne enfin les moyens. Son projet de loi prévoit un échéancier et des amendes pour les fautifs – tant les agences elles-mêmes que les établissements. Il est le premier à oser ce sevrage.

C’est à la fois nécessaire et d’une utilité limitée. Car ce dossier ne fait que rappeler le vrai problème : les conditions de travail du réseau public, qui incitent les infirmières et d’autres professionnelles à démissionner.

Même si M. Dubé a le mérite de s’attaquer aux agences, ce sera la partie facile. Son principal défi consistera à convaincre le personnel qui a quitté le public d’y retourner.

Sur le diagnostic à propos des agences, il y a consensus.

Pour le dire crûment, elles sont devenues une nuisance.

D’abord, elles tendent à coûter plus cher. En 2020-2021, la facture dépassait 1 milliard de dollars. Des exceptions existent – pour l’aide à domicile, le coût est moindre –, mais en général, elles agissent comme un intermédiaire qui se glisse entre l’État et les professionnelles pour s’enrichir.

Ensuite, elles peuvent démotiver le réseau public. Si le personnel des agences reçoit des horaires de travail convoités, celui du public récolte les restants.

Ces agences ressemblent ainsi à une nuisance. Pourquoi laisser le privé s’enrichir tout en déstabilisant l’organisation du travail ?

Les gestionnaires ne font pas exprès, évidemment. Ils recourent aux agences pour boucher les trous dans les horaires. Pour maintenir les services au quotidien. Cette dépendance est particulièrement vive en région. C’est au ministre que revient la tâche de réorganiser le réseau. M. Dubé avait déjà promis d’éliminer le recours aux agences en commençant par Montréal et Québec, où elles sont de toute façon moins requises. Mais aucune sanction n’était prévue.

Son projet de loi corrige cette faille. Il prévoit des pénalités financières. Et pour ne pas créer de ruptures de services, il se garde la possibilité d’adapter la vitesse de leur élimination selon les besoins particuliers des régions.

M. Dubé pèse ses mots. Il ne parle pas d’« abolir » les agences. On comprend qu’il est prudent pour ne pas donner de munitions aux agences qui poursuivent le Québec à cause de la Loi sur les mesures d’urgence et des conditions imposées dans le récent appel d’offres pour embaucher du personnel.

Sur le fond, le concept d’agence n’est pas forcément mauvais. Il peut être pertinent de permettre à certains employés de se déplacer sur le territoire avec un horaire variable, si cela leur convient. Mais l’État devrait être capable de gérer ce système. Sans céder à une logique de profit et sans créer d’iniquité dans les horaires.

M. Dubé montre de l’intérêt pour la création d’une agence publique, sans être prêt à faire une annonce. De toute façon, pour l’instant, l’urgence est ailleurs.

Il faut briser le cercle vicieux de la désertion.

Ce projet de loi s’inscrit dans le plan de réforme du système de santé déposé par M. Dubé au printemps dernier. Il n’y aura pas de recette miracle. Pour que des infirmières et d’autres professionnelles travaillent, il faut leur en donner envie, en valorisant leur métier et en leur donnant des conditions de travail dignes. Le recours aux heures supplémentaires obligatoires ressemble à du travail forcé. Qui voudrait rentrer au travail le matin sans savoir à quelle heure il reviendra le soir ?

La solution passe par la renégociation des conventions collectives pilotée par la présidente du Conseil du trésor, Sonia LeBel. La pression est sur elle et les syndicats. Et l’argent ne suffira pas.

Depuis des années, on entend parler d’établissements – surtout anglophones – où le partage de l’horaire se fait de façon plus équitable. La satisfaction au travail serait accrue.

On entend aussi que les infirmières dont l’autonomie est valorisée seraient plus heureuses. Par exemple, malgré les réticences de certains médecins, on a permis aux infirmières praticiennes spécialisées d’ouvrir leurs propres cliniques. Faudrait-il décloisonner d’autres professions ? C’est aux experts de répondre à cette question, mais chose certaine, toute ouverture aiderait à la rétention et au recrutement d’employés.

Autre enjeu délicat : que faire avec les infirmières des agences privées ? Doit-on reconnaître leur ancienneté si elles reviennent au public ? Des tensions sont à prévoir avec le syndicat, mais cela aiderait à les rapatrier.

En réfléchissant à toutes ces questions, un chiffre devrait être gardé en tête : 7,6. C’est le ratio d’infirmières en soins directs pour 1000 habitants au Québec1. Le taux a augmenté depuis 10 ans et il est supérieur à la moyenne canadienne.

Il ne manque pas d’infirmières. Il manque d’infirmières qui veulent travailler, parce qu’on brise leur passion en leur imposant trop souvent des conditions de travail inhumaines.

Avec son projet de loi, M. Dubé vient de faire un pas vers l’avant, mais le plus difficile reste à venir.

1. Consultez le rapport annuel de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec