Si vous ne l’avez pas déjà lu, allez lire le reportage de ma collègue Katia Gagnon sur la « ressource » Chez Lise, publié dans La Presse de dimanche1. Il s’agit d’un complexe de maisons de chambres qui héberge 130 multipoqués, sur la Rive-Sud.

Ils ont des problèmes de consommation, de comportement. Des démons dans leur tête, bien souvent. Pour 1000 $ par mois, ils sont nourris, logés et pris en charge de A à Z, du lavage aux médicaments.

Et ça marche. C’est pas facile, mais ça marche.

J’ai donc été ému et fasciné par l’histoire de Chez Lise, qui existe et agit en marge du « réseau » et qui empêche des humains de sombrer définitivement.

Chez Lise, ce fut d’abord l’idée d’une Lise, justement, Lise Bissonnette, qui a tenu les lieux pendant des années, à bout de bras. Le complexe a été récemment racheté par deux autres dames de cœur, Sophie Noreau et Marie-Claude Lapointe.

Les plus vulnérables sont aussi les plus difficiles à gérer pour le système, dans les « ressources » traditionnelles. L’équipe de Chez Lise les gère avec fermeté et avec souplesse. Le lieu est un bel exemple d’équilibre entre la liberté que veulent tous les humains et l’encadrement dont ont besoin les résidants de Chez Lise.

Je disais : Chez Lise agit et existe en marge du système. Chez Lise aide, avec des moyens artisanaux, plus de 100 personnes à vivre une meilleure vie.

Et à ne pas se retrouver à la rue.

C’est donc un modèle qui marche, Chez Lise. Une petite structure agile qui s’occupe des besoins de base, qui rapièce des bouts du filet social troué qui produit des sans-abri. C’est un modèle que le système ne peut pas ignorer, je le souligne : le système lui-même envoie des cas difficiles Chez Lise.

En lisant Katia, je me suis dit : ce modèle-là, c’est un modèle qui marche, avec ce qu’il faut de liberté pour les poqués et d’encadrement par des gens dévoués, sur le plancher. Je me suis dit : pourquoi le système n’imite-t-il pas le modèle de Chez Lise, pourquoi l’État, avec tous ses moyens, ne s’arrange-t-il pas pour multiplier le modèle de Chez Lise…

Je rêvais debout, bien sûr. Et mon réveil fut brutal en écoutant Paul Arcand, lundi matin, qui racontait une histoire qui ne semble avoir aucun rapport avec Chez Lise… Mais qui l’éclaire, par la bande2.

Paul a donné le micro à une mère de famille. Son fils de 12 ans a la sale maladie de Crohn, une maladie inflammatoire des intestins. Une maladie qui nécessite des soins médicaux aigus pour éviter des douleurs aiguës qui vous gardent plié en deux.

Dans le cas de ce garçon, le système a fini par bien fonctionner quand la formidable équipe de Sainte-Justine l’a pris en charge, en est arrivé à un diagnostic et à un protocole de soins adapté à ses besoins.

Pourquoi la dame s’est-elle ramassée à la radio ?

Parce que le côté plus soviétique de la bureaucratie gouvernementale est intervenu pour rendre la vie difficile à cet enfant et à sa famille.

L’enfant a développé des douleurs, le médecin spécialiste lui a dit : on s’en occupe, il faut juste nous donner des échantillons de selles dans des contenants stériles, pour des analyses de laboratoire.

Où se trouvent ces contenants stériles ?

Dans les CLSC.

La dame appelle donc le CLSC de son quartier, demande si elle peut y ramasser ces contenants stériles…

Réponse du CLSC : tut-tut-tut, c’est pas si simple, on ne peut pas juste débarquer comme ça au CLSC pour ramasser des contenants stériles qui sont en stock, Madame ! Faut passer par Clic Santé !

Prochaine plage de rendez-vous disponible ?

Dans… trois semaines !

Trois semaines d’attente pour aller ramasser des contenants, sur rendez-vous. Vous avez bien lu.

Et quand la mère de l’enfant a protesté, quand elle a soulevé l’absurdité de la situation – monopoliser une plage de rendez-vous en CLSC pour simplement cueillir des contenants stériles –, elle s’est fait dire : c’est la procédure, Madame.

Je souligne aussi qu’on a dit à la mère que la collecte des contenants stérilisés, elle, ne se fait que les lundis et mardis, entre 9 h et 10 h. Donc, si on prend possession des contenants un mercredi, pas question de rapporter les échantillons au CLSC le lendemain !

Je rappelle que l’enfant est en douleur, qu’il souffre. Mais la douleur ne rentre pas dans une petite case. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Bref, je reviens Chez Lise : le système inventé par les dames de cœur de cette ressource est trop simple pour notre bureaucratie soviétisante qui gère l’archipel du goulag de la santé et des services sociaux au Québec. Chez Lise, c’est le contraire du goulag bureaucratique qui plie les humains pour les rentrer dans ses petites cases bureaucratiques bien propres : on se plie aux besoins des humains qu’on héberge.

Si Chez Lise était géré par le gouvernement, on s’embourberait dans les ratios clients-intervenants, les clients devraient rentrer avant 22 h et ne pas faire trop de bruit, on leur interdirait de fumer dans leur chambre, on se retrouverait probablement avec 66 employés dûment syndiqués avec ce que cela comporte de lourdeur administrative, et la femme de ménage qui prend toujours le temps de parler avec les clients qui ont besoin d’une oreille, ben on lui imposerait la méthode Totoya-Machin de nettoyage d’une chambre en moins de sept minutes et quarante-cinq secondes…

Et les multipoqués ne seraient pas mieux pris en charge qu’ils ne le sont présentement.

Ce serait probablement pire.

J’exagère ? Peut-être. Mais pas tant que ça.

Le gouvernement du Québec a raison – comme les autres provinces – de demander des milliards à Ottawa en matière de soins de santé et de services sociaux, parce que le fédéral s’est désengagé de ses responsabilités depuis les années 1990.

Mais la bureaucratie ankylosée et stupide du gouvernement québécois, un système qui produit tellement d’absurdités que tout le contenu annuel de ce journal ne suffirait pas à les couvrir complètement, ça, c’est pas la faute du fédéral… 

C’est celle du gouvernement du Québec.

1. Lisez le dossier « Les héros de l’ombre » 2. Écoutez le segment « Trois semaines pour obtenir des contenants dans un CLSC » de Puisqu’il faut se lever, sur le site du 98,5