J’ai découvert un des derniers représentants d’une espèce en voie de disparition, mesdames et messieurs. Jean Couvrette, 50 ans, n’a pas de téléphone cellulaire. Et il n’en a jamais eu.

Dans un pays où la population estimée est de 39 292 355 habitants, on compte près de 34 millions d’abonnements à des services mobiles. Un adulte qui ne possède pas de téléphone cellulaire est un oiseau rare.

Jean Couvrette, un peu postier, un peu syndicaliste, un peu artiste, est cet oiseau rare.

Je suis allé au secondaire avec Jean, c’était le meilleur joueur de hockey de notre âge, dans le quartier. Dimanche dernier, après avoir lu le bout de ma chronique où je disais mon étonnement devant une scène rarissime – une femme qui entre dans une cabine téléphonique –, Jean m’a écrit : « Il m’arrive encore d’utiliser les cabines téléphoniques, parce que je n’ai pas de cellulaire. Je n’en ai jamais eu, et je n’en aurai jamais. Je me sens parfois comme le dernier des Mohicans… »

Là, vous comprenez, mon vieux fond d’anthropologue amateur s’est mis à gigoter. Pas de cellulaire ? L’internet est tellement imbriqué dans nos vies, et nos vies sont tellement imbriquées dans l’internet que je me suis demandé : « Mais comment il fait ? »

Je l’ai appelé (de mon cellulaire) et Jean a répondu (sur sa ligne branchée dans le mur) :

« Comment tu fais, Jean ?

— C’est ce que tous ceux qui apprennent que je n’ai pas de cell me demandent, Pat…

— Et tu leur réponds quoi ?

— Qu’on a vécu longtemps sans les téléphones cellulaires, et que je n’en ressens pas le besoin. Je sais que ça sauve du temps. Mais est-ce que ça en vaut la peine ? On n’a plus de breaks, la vie va tellement vite… »

Au syndicat, Jean est récemment devenu délégué syndical. Ils lui ont dit : « Bon, Jean, là, ça va te prendre un cellulaire.

— C’tu obligatoire ?

— Non, mais ce serait plus simple pour tout le monde…

— Si c’est obligatoire, a répondu Jean, ben je serai pas délégué. »

Jean Couvrette est donc délégué-sans-cellulaire : « Je trouve que c’est une intrusion dans ma vie personnelle, être disponible en tout temps pour tout le monde. J’ai toujours vu ça comme ça. »

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Le fidèle téléphone avec fil de Jean

J’ai fait remarquer à Jean que nos téléphones intelligents sont quand même formidables : ils nous servent de GPS, conservent des courriels qui contiennent des informations qu’il est utile de pouvoir consulter en tout temps et ont mis fin à la perte de coordonnées de nos contacts…

Réponse de l’homme pas-toujours-branché : « Ça, c’est l’autre affaire : je me souviens de tous les numéros de téléphone et des adresses de tous mes amis, de tous les membres de ma famille, par cœur. Ma femme a un cell, et c’est elle qui me demande c’est quoi le numéro de son père ! Je suis sûr que le fait de composer le numéro de téléphone de quelqu’un juste en allant dans ta liste de contacts fait en sorte que ta mémoire devient, chaque jour, un peu plus paresseuse… »

Oui, on le qualifie parfois de dinosaure. Et des fois, des gens se demandent si Jean se prive d’un cellulaire par souci d’argent. Jean, lui, dit qu’il se prive d’une source de stress.

Quand ses enfants étaient jeunes, l’étonnement de son entourage se manifestait souvent comme suit : « Mais là, Jean, s’il y a une urgence et que l’école t’appelle, tu vas faire quoi ? » Réponse : « Je vais finir par prendre le message sur ma boîte vocale… »

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

« Je trouve que c’est une intrusion dans ma vie personnelle, être disponible en tout temps pour tout le monde », explique Jean.

Jean m’a raconté comment, en public, il est entouré de gens à la tête baissée, plongés dans leur écran. Il ne juge pas, mais il trouve que c’est une seconde nature pour tout le monde. Il est fasciné – et un peu irrité, je crois – de nous voir tout lâcher pour saisir nos téléphones dès qu’une notification apparaît sur nos écrans…

« Les textos, ça semble amusant. Je sais que des fois, c’est important, le message qui rentre. Mais bien souvent, c’est pas important, le texto. Sauf que t’es porté à regarder tout de suite, même si c’est pas important… Juste le ping du message, on dirait que ça allume de quoi dans le cerveau des gens. »

L’instinct de Jean est fondé scientifiquement, j’en ai parlé il y a quelques années dans cette chronique : une notification qui « poppe » sur notre téléphone portable fait vibrer des parties de notre cerveau qui, depuis l’âge de pierre, nous aident à survivre1.

« Connais-tu quelqu’un qui n’a pas de cellulaire, Jean ?

— Non. Je connais des gens qui n’ont pas de Facebook, mais des gens qui n’ont pas de cellulaire, non. J’ai un ami qui n’en avait pas et qui disait : “Quand les appels de la cabine téléphonique vont passer de 25 à 50 cents, là, j’en prendrai un.” Il en a pris un en… En 2014, je pense. »

J’ai vérifié, Jean : les appels téléphoniques en cabine téléphonique sont passés à 50 cents en… 2007 !

« Bref, t’as pas de cell et t’es pas plus malheureux ?

— Non.

— Tu fais quoi, dans les files d’attente ?

— Ben, je réfléchis, je regarde le monde, je me concentre sur le moment… »

À ta mort, Jean, ils vont t’empailler et t’exposer au musée.

1. Lisez la chronique « De la caverne au volant »