Pour illustrer à quel point les gens n’ont plus de filtre sur le web, la sergente-détective Maya Alieh cherche un exemple concret. Au bout du fil, elle en trouve finalement un : celui des gens qui exhibent une arme sur les réseaux sociaux.

En 2018, dit la superviseure de l’équipe des cyberenquêtes du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), son équipe a traité trois dossiers du genre… 

« Mais en 2022, c’est 190 dossiers de personnes qui ont exhibé une arme à feu sur les réseaux sociaux. »

Qu’il s’agisse d’armes exhibées, de menaces, de harcèlement ou d’autres gestes où le numérique est un outil pour commettre un crime, celle qui compte 12 ans d’expérience en cybercriminalité est toujours ébahie par l’impunité que les gens s’imaginent posséder, parce qu’ils se servent d’un clavier.

« Ce n’est pas que les gens ont cessé de se cacher, c’est qu’ils pensent qu’ils sont cachés, derrière leur écran, avec un avatar, dit Maya Alieh.

Donc, il y a une banalisation, on ne trace plus la limite entre liberté d’expression et crime.

Maya Alieh, sergente-détective

Cette banalisation des paroles et des gestes criminels, constate la sergente-détective, est le fruit de la généralisation de l’utilisation des réseaux sociaux. Les enfants, par exemple, utilisent des tablettes de plus en plus jeunes. Nous sommes tous exposés à des paroles et à des gestes de plus en plus extrêmes, constate Maya Alieh, et ça entraîne une forme de désensibilisation.

« Une désensibilisation ?

— C’est plus intéressant de partager des propos ou des gestes violents pour les ‟likes‟ que de le signaler à un adulte, ou d’appeler le 911 ! »

Aujourd’hui, la sergente-détective Alieh est invitée à l’hôtel de ville de Montréal, où elle va expliquer ce que fait son équipe de neuf enquêteurs et deux civils aux élus de la Commission sur la sécurité publique. L’équipe des cyberenquêtes du SPVM ne lance aucune enquête, mais elle prête assistance à tous les enquêteurs du SPVM qui ont besoin de percer les murs du numérique.

Message de suicide sur Facebook, leurre d’enfants à des fins sexuelles sur TikTok, menaces de mort par Twitter, passage à tabac sur Instagram, photos de jeunes exhibant des armes à feu sur YouTube : c’est l’équipe de Maya Alieh qui est sollicitée par les enquêteurs de la police de Montréal.

« Les suspects, ce sont surtout des jeunes ?

— Non. Il n’y a pas de profil type. Ça touche toutes les générations. C’est hallucinant comment les groupes de personnes dans nos dossiers sont différents. Il y a vraiment une banalisation en général : comme tout le monde est sur les réseaux sociaux, il n’y a plus de filtre. »

L’équipe des cyberenquêtes existe depuis 2017. Cette banalisation des propos et des gestes dangereux sur l’internet évoquée par Maya Alieh se reflète dans le nombre d’enquêtes et dans les effectifs de son équipe : 1588 enquêtes en 2022 (hausse d’environ 20 %) et 12 enquêteurs en janvier 2023 (ils étaient 5, il y a un an).

Je demande à Maya Alieh le taux de succès pour retrouver des personnes, quand les enquêteurs du SPVM font des demandes aux membres de son équipe. Vantant les techniques d’enquête de son équipe et la collaboration des plateformes numériques, elle hésite à donner un pourcentage précis, tourne un peu autour du pot. Je l’interromps :

« Plus que 60 % ?

— Oui, plus que 60 % », répond-elle.

En prenant la parole en public, la patronne des cyberenquêteurs du SPVM veut passer deux messages.

Un, celui de la responsabilisation : « Il faut responsabiliser nos jeunes, et se responsabiliser comme adultes. Nous sommes imputables de ce que nous disons ou faisons sur l’internet. Il y a des conséquences. Et plus le temps avance, plus c’est tolérance zéro. »

Deux, celui de l’importance de faire des signalements à la police : « Nous, on ne peut pas tout voir, 24 heures sur 24. On a besoin du public pour signaler les paroles et les gestes qui dépassent les bornes. »

De visu, à hauteur d’internaute, je dois dire que je constate personnellement depuis des années ces bornes dépassées qu’évoque la policière Maya Alieh. Chaque jour, je lis ou je vois des choses sur les réseaux sociaux québécois qui relèvent clairement du Code criminel. Il y a une sorte de libération de la parole qui est sidérante et inquiétante.

« Les paroles ont des conséquences, prévient Maya Alieh, même sous un pseudonyme. Si tu commets un crime avec des paroles, tu vas être retracé, accusé. Ce qui surprend, quand on les arrête, c’est qu’ils ne pensaient pas que leurs paroles pouvaient avoir des conséquences. Il y a énormément de propos qui sont dits sur une personne, sur un groupe de personnes, sans égard aux conséquences. C’est ça qui me surprend le plus : le free-for-all. »