Il n’y a rien de surprenant dans cette histoire d’employée du CISSS de la Montérégie-Est suspendue pour avoir volé une toast au beurre de pinottes destinée aux résidants du CHSLD du Chevalier-De Lévis, rien.

Peu après le scoop absurde du Journal de Montréal (et celui de La Presse concernant un « vol » de pointe de pizza), la Nation tout entière s’est pincée : on rêve ou quoi ?

Ben non. On ne rêve pas.

C’est le genre de situation cauchemardesque qu’une bureaucratie finit par produire, à mesure que se multiplient les formulaires à petites cases.

Quelques jours avant que cette affaire n’éclate, j’ai lu le rapport annuel du Protecteur du citoyen1, petit condensé de délires bureaucratiques absurdes.

Je veux vous parler d’un billet de bus.

En octobre 2021, un type est en prison. En vertu d’un arrêté ministériel, COVID-19 oblige, certains détenus peuvent être libérés, s’ils ne sont pas dangereux. Le type y est admissible. Il peut être libéré.

Petit hic : la prison est à 700 km de chez lui…

Pas de souci, la bureaucratie a une petite case pour ce genre de situation : les frais de transport interrégional en autocar (100 $, dans ce cas) sont couverts par la prison.

Sauf que… 

Sauf que le gars doit quand même se rendre à la gare routière pour monter dans ledit autocar payé par l’État au coût de 100 $. De la prison au terminus, il faut prendre les transports en commun : 3,50 $.

Mais le gars ne les a pas, ces 3,50 $ : il est en prison.

Vous me voyez venir, hein…

La prison a refusé de payer le billet à 3,50 $ !

Pourquoi ?

Les boss de la prison ont consulté l’« Instruction provinciale sur les libérations » (oui, c’est une chose qui existe, l’« Instruction provinciale sur les libérations »). Leur interprétation : le billet de transports en commun vers la gare routière, on doit le payer uniquement à la fin de la sentence du détenu.

Et pas dans le cadre d’une permission de sortir, ce qui est le statut de ce détenu, au 25 octobre 2021, en vertu de l’urgence sanitaire.

Décision des boss de la prison : on le paie pas, ton ticket à 3,50 $. Reste en dedans, mon gars !

Attendez, c’est pas fini, ce voyage en Absurdistan.

Je laisse le Protecteur du citoyen raconter la suite :

« Plutôt que d’adopter la solution la plus simple, et donc de payer les frais de transport en commun (3,50 $), l’établissement en cause a fait des démarches auprès de l’établissement de détention de la région où se trouvait le domicile du citoyen en vue de l’y transférer par fourgon cellulaire, escorté par deux agents. Comme cet établissement se situait à une certaine distance de l’établissement de départ, l’homme devait, en chemin, séjourner dans un autre établissement de détention qui se trouvait, au même moment, en pleine éclosion de COVID-19. De surcroît, le premier établissement indiquait qu’une permission de sortir octroyée dans un établissement ne pouvait être appliquée par un autre établissement. Suivant ce raisonnement, une nouvelle analyse du cas du citoyen par l’établissement de sa région était nécessaire. À l’issue de cette étude de son dossier, la direction de cet établissement pourrait finalement autoriser sa mise en liberté en vertu de l’arrêté ministériel. »

Je n’invente pas ça, tout est à la page 95.

Le paiement d’un simple billet de bus de 3,50 $ aurait permis d’éviter sept jours de gossage, d’innombrables tractations bureaucratiques. Ça aurait aussi évité un coût non spécifié au Trésor public : le gars a fini par être transporté vers sa région par fourgon cellulaire, avec des gardiens de prison ! Imaginez le coût de l’essence, le salaire des gardiens, probablement des per diem

Je cite le Protecteur du citoyen : « Nul doute qu’il aurait été plus avantageux de procéder autrement, tant pour le citoyen que pour les services correctionnels… »

Le rapport du Protecteur du citoyen regorge de cas semblables qui touchent tous les ministères, où la bureaucratie s’embourbe dans le périmètre confortable des petites cases – aussi étanches que la prison de Guantánamo – plutôt que d’économiser temps et argent en payant le métaphorique billet de bus à 3,50 $.

On dira que c’est le propre du Québec. Peut-être. J’ignore si la machine bureaucratique du Québec est moins flexible que celles de la Saskatchewan ou du Wisconsin. Je soupçonne que c’est le propre de toute bureaucratie de produire de la bêtise, dans le meilleur des cas, et de l’inhumanité, dans le pire des cas… 

Je parlais récemment avec un médecin de ma connaissance qui a fait une syncope avec cette histoire de toast. Il est là, au front, à l’hôpital, et il a déjà suggéré que la direction paie les collations aux guerrières des urgences, genre des beignes et des toasts

« Belle idée, a répondu la direction, mais on peut pas.

— Pourquoi ?

— Ça nous mettrait en concurrence avec la compagnie qui gère la cafétéria de l’hôpital. »

Le politique aura beau avoir les plus belles ambitions du monde, c’est pas le politique qui mène, c’est la bureaucratie. La machine, ses petites cases et les milliers de personnes payées pour ne pas voir au-delà de ces petites cases.

Christian Dubé, par exemple, veut que le réseau de la santé devienne « un employeur de choix ». On se le souhaite ! Mais « le » réseau de la santé, ça n’existe pas : il y a des dizaines de réseaux, des centaines de gestionnaires, des milliers de règlements, des dizaines de milliers de procédures codifiées dans des millions de petites cases… 

Au final, cette bureaucratie produit de l’inhumanité, c’est inévitable.

Ça produit des employées suspendues pour avoir mangé une toast au beurre de pinottes, des employés suspendus pour avoir rechigné contre le boss dans des discussions privées2 et des employées en dépression qui se font harceler par le conseiller en gestion de présence au travail (c’est un vrai titre) du Bureau de santé (ça existe) pour se faire demander à répétition : « Tu reviens quand ? Prends-tu tes pilules ? »

C’est cette machine-là qui mène l’État, et pas le contraire. C’est cette machine-là qui impose sa propre logique, une machine dans laquelle il n’y a rien d’illogique à suspendre de dangereuses mangeuses de toasts au beurre de pinottes sur la job.

Où ça, boss, l’inhumanité ? Je vois pas, boss, y a une toast au beurre de pinottes qui me cache la vue.

1. Consultez le rapport annuel du Protecteur du citoyen 2. Lisez l’article « Propos en ligne : nouvelle suspension d’une infirmière au CIUSSS de l’Estrie-CHUS »