Quand Jason Kenney trouve que la droite exagère, il faudrait commencer à écouter.

L’ex-premier ministre de l’Alberta a quitté la politique le jour où sa successeure Danielle Smith présentait son projet de loi controversé sur la « souveraineté », et ce n’est pas une coïncidence.

Dans sa lettre de démission, il a envoyé un message peu subliminal. « Je suis inquiet de voir que notre vie démocratique s’éloigne du débat ordinaire prudent pour aller vers une polarisation qui mine le fondement de nos institutions. »

Kenney a été poussé vers la sortie par ses députés de la droite dure qui dénonçaient ses mesures anti-COVID-19, pourtant plus modérées que celles des autres provinces.

On peut critiquer de façon rationnelle l’état d’urgence sanitaire. Mais pas en appuyant le nouveau projet de loi de Mme Smith. Car il va beaucoup plus loin dans le recul de la démocratie.

Durant sa course à la chefferie conservatrice, elle promettait que sous sa gouverne, l’Alberta pourrait déroger aux lois fédérales ou aux décisions de la Cour suprême.

Son projet de loi renonce à défier la Constitution, mais il contient une surprise. L’Assemblée albertaine pourrait autoriser le gouvernement à ne pas appliquer les lois fédérales à deux conditions : si elles empiètent sur ses compétences ou si elles sont nuisibles (harmful). Mme Smith introduit ainsi un critère arbitraire, la nuisibilité. Et elle se substituerait aux tribunaux en jugeant elle-même les lois.

Les Québécois sont habitués au mélange d’ignorance et de mépris du reste du Canada à chaque geste d’affirmation nationale.

Ne faisons pas la même chose avec l’Alberta. Soyons charitables, quelques secondes.

Une province peut ne pas appliquer certaines décisions fédérales. C’est ce que fera la Colombie-Britannique, qui suspendra bientôt un article du Code criminel sur les drogues. À partir de février 2023, elle n’arrêtera plus ceux qui possèdent de petites quantités de substances illicites, une décision applaudie par les experts en toxicomanie.

Le Québec a suivi une logique semblable avec sa loi pionnière sur l’aide médicale à mourir. Elle autorisait ce geste médical ultime même si cela entrait en tension directe avec l’interdiction fédérale de l’euthanasie.

Dans les deux cas, les provinces disaient agir à l’intérieur de leurs champs de compétence, soit la santé et l’administration de la justice.

L’Alberta pourrait les imiter en demandant par exemple à ses procureurs de ne pas déposer d’accusations contre ceux qui détiennent des armes prohibées.

Il y a ici une tension entre les valeurs (le contrôle des armes à feu) et les principes (le respect de l’autonomie provinciale).

En temps normal, si le Québec veut défendre ses compétences, il doit appuyer les provinces qui l’imitent. Mais dans ce cas-ci, c’est différent. L’Alberta va beaucoup plus loin.

Son assemblée législative déterminerait si une loi fédérale est nuisible. Sous un gouvernement conservateur majoritaire, la première ministre Smith pourrait imposer cette décision à elle seule. Par la suite, elle aurait un chèque en blanc. Elle gouvernerait alors par décrets. Sans déposer de projet de loi, sans consulter les experts, sans débattre avec les élus.

Ce pouvoir spécial durerait deux ans, puis serait renouvelable pour deux années de plus. Bref, pour un mandat complet.

Depuis des années, les politologues déplorent la concentration du pouvoir entre les mains du premier ministre. Mme Smith battrait des records.

Vous n’aimiez pas les pouvoirs exceptionnels que s’arrogeaient les gouvernements durant la pandémie ? Voici la version sous stéroïdes, promue par ceux qui hurlaient « liberté » pendant que d’autres essayaient de sauver des vies.

Pour l’instant, le danger reste théorique. On ne sait pas quand, ni même si Mme Smith invoquerait cette loi.

Son mandat se terminera d’ailleurs bientôt. Les Albertains iront aux urnes en mai 2023.

Peut-être que le projet de loi est une manœuvre pour piéger la cheffe néo-démocrate Rachel Notley — si elle le critique, elle paraît appuyer l’ennemi fédéral. Mais pour l’instant, ça ne se passe pas très bien.

La Chambre de commerce de Calgary a dénoncé la mesure, tout comme l’Association canadienne des producteurs pétroliers. Malgré leurs milliards, ils quémandent de l’argent à Ottawa pour développer la technologie controversée de capture du carbone, et cet affrontement ne les aidera pas.

Les nationalistes québécois ne devraient pas trop s’enthousiasmer. En environnement, la collision s’annonce frontale et elle nuira à tout le monde.

Mme Smith s’outille pour déroger au futur plafond fédéral des émissions de GES du secteur pétrolier et gazier. Si elle réussit, le Canada resterait le cancre du G20. Et les modestes efforts du Québec seraient annulés plusieurs fois par les sables bitumineux.

Au grand regret de Jason Kenney, Mme Smith se spécialisait dans le ressentiment. Elle mobilisait par la colère. Et aujourd’hui, elle ne semble pas savoir comment convertir cette émotion en action politique.

Ça pourrait mal finir.