Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire c’est dépasser son droit1.

Victor Hugo

On a l’impression qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’on apprenne qu’un édifice patrimonial est menacé. Et cela fait longtemps que ça dure.

À Berthierville, un promoteur continue de vouloir raser l’un des rares monastères de religieuses contemplatives construits hors des grandes villes2. À Gatineau, un autre promoteur fait tout en son pouvoir pour démolir une des maisons allumettes du vieux Hull3. À Anticosti, le ministère québécois des Forêts lui-même tient à démolir un des plus vieux vestiges de l’île4. L’argument est toujours le même : l’édifice est vieux, le rénover coûtera cher. Évidemment, ce serait plus simple si les édifices patrimoniaux étaient neufs !

Permettez-moi de citer deux autres cas qui nous viennent d’en haut.

À Ottawa

Le 24 Sussex, la résidence du premier ministre canadien, n’est même plus habitable. Depuis des décennies, les élus fédéraux sont trop lâches pour en appuyer la rénovation5. Pour tous les premiers ministres depuis au moins Jean Chrétien, la peur de gérer la crisette médiatique qui suivrait nécessairement un investissement dans la résidence du premier ministre pèse plus lourd que la signification de l’édifice pour le Canada. Misère…

À Québec

À l’Assemblée nationale, la décision n’est pas encore prise, mais Le Devoir nous apprenait6 qu’il est possible que les derniers éléments du mobilier d’origine de l’Assemblée, les pupitres en noyer noir, fassent place à des tables modernes. Dehors, le pupitre d’Honoré Mercier (« Riel, notre frère, est mort »). Dehors, celui du grand Henri Bourassa (« Nous ne sommes qu’une poignée, c’est vrai ; mais nous comptons pour ce que nous sommes, et nous avons le droit de vivre »), et dehors, celui de René Lévesque, un homme qui, comme le dit son épitaphe, « fait partie de la courte liste des libérateurs de peuple ». La décision n’est pas prise, mais l’idée même de sortir ces pupitres de l’Assemblée nationale est indigne.

Devant pareils dérapages, on peut parler du cadre juridique trop permissif, de la rareté des fonds consacrés à la sauvegarde du patrimoine, de la cupidité des promoteurs ou encore de la volonté chancelante des villes et des autres gouvernements en la matière. Nous pourrions améliorer tout cela, mais si les mentalités ne changent pas, ce serait peine perdue. Je voudrais donc plutôt insister sur ce qui se cache derrière le patrimoine.

Les objets et les édifices fréquentés par nos prédécesseurs peuvent servir à nous montrer la voie à suivre. Respecter le patrimoine c’est honorer ceux qui sont passés avant nous, mais l’inverse est également vrai, le démolir c’est leur manquer de respect.

Quand on entre à l’Assemblée nationale, ce qui impressionne, c’est le poids de l’histoire. Ce poids nous oblige à prendre conscience de l’héritage dont nous sommes porteurs.

Dans des conditions climatiques parmi les plus dures au monde, nos ancêtres, européens et autochtones, ont souffert dans leur corps, ils ont été exploités, ils ont défendu leurs droits, ils ont bâti une société meilleure, un Québec dont nous sommes fiers. Je le sais, nous avons bien des défauts, mais à l’échelle du monde, nous sommes une société enviée, et nous le leur devons.

Pour célébrer et expliquer le passé, certains pays ont des châteaux à mettre en valeur, des manoirs et même des villes entières, de vrais musées à ciel ouvert. Nous n’avons pas cela. Nous avons d’immenses forêts, des églises, des maisons de bourgeois, quelques vieux quartiers, des sites archéologiques, des monastères, des maisons allumettes, de vieilles prisons, des pupitres de députés.

Nous n’avons pas de châteaux, car nous étions parmi les plus pauvres de l’Amérique du Nord. Mais grâce à celles et à ceux qui sont passés avant nous, le Québec est aujourd’hui la société la plus égalitaire du continent et notre économie est parmi les trente plus fortes au monde. La source de ce succès est cachée quelque part dans notre passé, quelque part dans les pierres de tous ces édifices menacés. Préservons-les.

1. Victor Hugo, « Guerre aux démolisseurs », dans la Revue des Deux Mondes, 1832

2. Lisez le critique de La Presse d'un documentaire sur les religieuses de Berthierville 3. Lisez un texte de Radio-Canada sur la maison allumette 4. Lisez un texte du Devoir sur l'île d'Anticosti 5. Lisez un texte de Radio-Canada sur le 24 Sussex 6. Consultez un texte du Devoir sur l’Assemblée nationale