Depuis deux jours, Rowena He a de la difficulté à fermer l’œil. L’historienne sino-canadienne passe ses nuits entières à clavarder avec de jeunes Chinois qu’elle connaît bien. Ces derniers – la peur au ventre – prennent part aux manifestations qui secouent les grandes villes et les campus de l’empire du Milieu depuis le week-end dernier.

« Je veux m’assurer qu’ils vont bien. Je regarde tout ça avec un mélange de peur et d’espoir », dit celle qui a consacré une bonne partie de sa carrière universitaire à garder vivant le souvenir des massacres de Tian’anmen, un tabou dans son pays d’origine.

Pour elle, les évènements de 1989 ne sont pas qu’un sujet d’étude. Élève au secondaire à l’époque, elle était de ce grand mouvement de protestation national qui a balayé la Chine pendant plus de deux mois avant d’être réprimé durement sous les yeux impuissants du monde. Dans un bain de sang. Peu de temps après, Rowena He a quitté la Chine pour se refaire une vie au Canada.

PHOTO FOURNIE PAR ROWENA HE

Rowena He

« À l’époque de Tian’anmen, les étudiants étaient dans la rue avec l’espoir de changer le régime communiste, de l’améliorer. On pensait faire quelque chose de bien pour notre pays », dit l’auteure d’un livre regroupant les témoignages de nombreux témoins et victimes de la répression, Tiananmen Exiles.

Les choses ont beaucoup changé depuis. Le régime communiste a libéralisé l’économie tout en resserrant la vis politiquement. « Ça fait un certain temps que je suis convaincue que si un mouvement de l’ordre de Tian’anmen émerge un jour, il ne découlera pas d’un sentiment de confiance comme celui de 1989, mais sera plutôt une explosion de colère et de frustration », me confie-t-elle, de la Caroline du Nord.

De la colère, il y en a une tonne qui se déverse ces jours-ci dans les rues de Shanghai, de Pékin, de Nankin, de Wuhan et de Guangzhou. Elle déborde depuis qu’un incendie a fait au moins 10 morts dans un édifice de logements d’Urumqi, jeudi dernier. Malgré les démentis de l’État, beaucoup de Chinois croient que les règles strictes du confinement en lien avec la politique de « zéro COVID-19 » ont freiné la fuite des victimes et l’accès aux secours dans la ville du nord-ouest du pays.

Ce sentiment de colère qui vient d’exploser bouillait déjà depuis un certain temps. Dans les dernières semaines, beaucoup de Chinois ont été choqués de voir que la Coupe du monde de soccer se passe à visage découvert – sans l’ombre d’un masque – pendant que des millions d’entre eux sont encore en confinement strict.

Depuis le début des manifestations, des protestataires demandent la fin des mesures sanitaires draconiennes qui rythment leur vie depuis trois ans, mais d’autres vont jusqu’à réclamer la fin du régime communiste et le départ de l’homme fort du pays, le président Xi Jinping.

Il y a aussi, parmi les manifestants, des hommes et des femmes qui brandissent des feuilles blanches. « C’est le pouvoir de ceux qui n’en ont pas. Même s’ils ne peuvent rien dire et que leurs messages sont effacés par la censure de l’État, leur geste de tenir un papier blanc a plus d’impact que 1000 mots, dit Rowena He. Ce pouvoir des impuissants, c’était aussi ça, Tian’anmen. »

Sinologue et professeur d’histoire à l’Université de Montréal, David Ownby estime qu’il n’est pas exagéré de dire que les manifestations des derniers jours sont les plus importantes depuis Tian’anmen. « Surtout parce qu’elles sont nationales, note-t-il. Il y a beaucoup de manifestations et d’émeutes locales en Chine et elles sont toutes gérées par les autorités locales. Cette fois-ci, la cible, c’est Xi Jinping et la politique qui lui est identifiée », ajoute l’historien.

Cependant, il serait surpris de voir ces manifestations automnales durer aussi longtemps que celles du printemps de 1989 qui s’étaient déroulées dans une atmosphère beaucoup plus libérale en Chine.

Je doute que les autorités laissent les choses mijoter comme c’était le cas avant Tian’anmen. On risque de voir une répression très forte.

David Ownby, sinologue et professeur d’histoire à l’Université de Montréal

Lundi déjà, les policiers quadrillaient les rues des grandes villes, selon les médias étrangers qui sont sur place. Des manifestants ont rapporté avoir reçu des coups de fil des forces de l’ordre, et ce, même s’ils n’ont jamais partagé leurs coordonnées avec les autorités. La Chine de la surveillance électronique montre ses dents.

Experte de la Chine et professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, Pascale Massot ne doute pas elle non plus que la répression sera rapide et forte, mais elle se demande comment le gouvernement rajustera le tir pour la gestion de la COVID-19.

« Les Chinois soutenaient l’approche de leur gouvernement jusqu’à l’apparition d’Omicron. Malgré la contagiosité du nouveau variant, le gouvernement a gardé la même approche avec des confinements stricts. Mais ça ne fonctionne pas, et les gens en ont ras le bol », dit-elle, notant qu’une levée des restrictions mènerait à une flambée des cas dans un pays peu vacciné.

Il n’y a donc pas de réponse facile pour les dirigeants chinois en ces temps troubles, mais encore moins pour les manifestants qui doivent composer à la fois avec la peur et leur soif de changement. « Quand le feu est pris, on ne sait pas jusqu’où il va se rendre », dit Rowena He. En toute connaissance de cause.