Mardi matin froid et ensoleillé. J’arrive au Patro Villeray, à la course, comme d’habitude. Sur ma pierre tombale, ils vont écrire : « Il était toujours cinq minutes en retard. »

Ils sont là, une dizaine, assis en cercle, pour l’atelier de théâtre. Isabelle Côté, l’animatrice, parle du party de Noël à venir dont le thème sera le karaoké, si j’ai bien compris.

Dans le cercle, il y a Luc et Stéphane en fauteuil roulant, il y a Alexandre, Péguy, Danielle et Michel qui sont assis sur des chaises, tout comme Bahadur, son déambulateur devant lui.

Aujourd’hui, c’est l’atelier de théâtre sans parole.

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Micheline Gauthier, prenant part à un exercice du Théâtre Aphasique

Ça tombe bien : les participants ont tous des problèmes de parole, ils sont tous (sauf Chantal, j’y reviendrai) aphasiques, la plupart après un AVC qui a endommagé le côté gauche de leur cerveau.

Aphaquoi ? Aphasie : en souffre la personne qui a perdu la capacité de parler ou de comprendre sa langue. C’est un spectre, les aphasiques n’en souffrent pas tous de la même façon.

Michel dit constamment « Ha-ha-ha », mais il comprend tout.

Danielle se fait demander son nom, elle cherche, elle cherche, elle cherche, mais elle ne trouve pas, et c’est Bahadur qui lui lance : « Danielle ! » et Danielle qui dit, en riant : « Je le sais ! »

C’est ça, l’aphasie. L’AVC peut avoir laissé des séquelles physiques, c’est le cas pour ceux qui, en ce matin ensoleillé, sont en fauteuil roulant. Luc bouge difficilement une main ; Stéphane peut se mouvoir aisément dans son fauteuil roulant… 

Les dommages diffèrent pour chacun. Comme je disais : l’aphasie, c’est un spectre.

Quand t’es aphasique, la course, c’est fini. Tout est lent, après.

Isabelle Côté a fait des études de théâtre. Son amie Anne-Marie Théroux, une orthophoniste-actrice qui a lancé le Théâtre Aphasique, l’y a invitée en 1993. C’était embryonnaire. Isabelle a eu un coup de foudre, elle est devenue la patronne en 1996.

« Un coup de foudre, Isabelle ?

— Je suis tombée en amour avec ce monde-là. Je les trouve extraordinaires. »

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La professeure Isabelle Côté

Au programme ce matin-là, dans la grande pièce ensoleillée du Patro Villeray : exercice mime de métiers, de pas de danse (oui, même en fauteuil roulant), de mémorisation, de concentration…

Pour vous et moi, le niveau de difficulté de cet atelier, c’est l’équivalent de compter jusqu’à dix.

Pour eux, c’est l’équivalent de courir le marathon en apprenant une nouvelle langue, tout en jonglant… 

Il y a plusieurs ateliers comme ça chaque semaine, plusieurs groupes. En 2021, 160 aphasiques ont participé aux ateliers du Théâtre. Certains d’entre eux sont dans la troupe qui monte des pièces. Et une fois par année, la troupe fait un show au TNM.

« Un coup de foudre, Isabelle ?

— T’es parti trop tôt, m’a-t-elle dit quand je l’ai rappelée pour l’entrevue, samedi. Tu aurais dû voir Luc, tu sais, Luc, celui qui ne bouge que son bras ? »

Je me suis souvenu de Luc, dont les mots sont incompréhensibles, Luc, affalé sur son côté droit, qui comprend tout.

« Il devait jouer un client insatisfait de sa tarte, a poursuivi Isabelle. Il était TELLEMENT bon ! Sa colère était juste, et tout le monde riait… »

Et Isabelle m’a raconté en détail comment tout le groupe réagissait aux pitreries de Luc.

Tout le monde riait.

Pour vous et moi, c’est rien ; pour Luc, c’est… tout.

L’idée de ces ateliers du Théâtre Aphasique — un de ces organismes qui font des miracles avec 200 000 $ par année —, c’est de poursuivre autrement la réadaptation des aphasiques après leur sortie du centre de réadapt, en stimulant leur intellect, leur corps, leur tête, leur créativité… 

Et pour les sortir de l’isolement, aussi.

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Myrian Alphonse, suivant un atelier du Théâtre Aphasique

Ce qui me ramène à Chantal Gauthier. Chantal a 56 ans, elle n’est pas aphasique : son AVC a endommagé le côté droit de son cerveau. Suffisamment pour la rendre invalide.

Elle avait 34 ans, elle ne pouvait plus travailler, elle ne pouvait plus conduire et elle parlait, oui, mais d’un ton désespérément monocorde, sans expression faciale.

« Je suis sortie de réadaptation en 2003. Ils te laissent sortir, t’es devant rien, lâchée lousse dans la nature… »

Avant son AVC, Chantal travaillait, elle jouait de la musique, elle avait… Oui, c’est ça : avant, Chantal avait une vie.

Après ?

Après, ben, rien. Y a eu la réadapt. Et après, sa vie, ce fut un désert. Imaginez : vous ne pouvez plus travailler, faire de la musique, conduire. Vous vous fatiguez super rapidement. Vous parlez comme une automate…

Vous faites quoi ?

Chantal est restée chez elle, à compter chaque cenne de son chèque d’assurance salaire et de sa rente d’invalidité…

Seule.

Chantal ne me l’a pas dit comme ça, mais ce que j’ai compris de ce qu’elle m’a raconté — et de ce qu’Isabelle m’a raconté de ses comédiens —, le pire après l’AVC, c’est la solitude. Les amis s’éloignent, les conjoints disparaissent (pas toujours, mais souvent).

La vie va vite. Mais pas toi.

« En 2011, j’ai découvert le Théâtre Aphasique, dit Chantal. C’est la meilleure chose qui me soit arrivée.

— Pourquoi, Chantal ?

— C’était comme la continuité de la réadaptation, ça me forçait à apprendre un texte, c’est comme si j’avais un travail. J’ai jamais cessé de faire les ateliers.

— Ça t’apporte quoi, les ateliers ?

— Le social. T’es avec des gens comme toi. Pis j’aime la scène, ça m’apporte beaucoup. C’est la fierté de faire quelque chose. »

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Chantal Gauthier (à droite)

Si vous croisiez Chantal dans la rue, si vous échangiez avec elle, vous ne sauriez pas que son AVC l’a rendue invalide : les séquelles ne sont pas visibles, elles ne sont pas audibles.

Chantal ne vous le dirait pas, non plus : « Je n’en parle pas de mon AVC. Je veux pas être la-fille-qui-a-fait-un-AVC. J’ai un nom : Chantal. »

Pour la petite histoire, j’ai croisé Isabelle au marché Jean-Talon il y a plus d’un an. Elle voulait que j’écrive sur « ses » aphasiques. J’ai dit oui, puis j’ai branlé dans le manche, il y a eu des rendez-vous ratés, il y a eu la pandémie, et c’est pas arrivé… Jusqu’à mardi.

Dans une pause, pendant l’atelier, Isabelle me racontait son Théâtre et elle a commencé à s’excuser de m’avoir relancé si souvent pour que je vienne voir sa gang… 

Je lui ai dit que j’aurais dû venir bien avant…

« Pourquoi tu les aimes comme ça, Isabelle ?

— J’ai jamais vu des gens aussi courageux. »