Justin Trudeau n’a pas eu une mauvaise semaine à l’enquête sur le recours à la Loi sur les mesures d’urgence.

C’est déjà beaucoup.

Il est rare qu’un premier ministre témoigne à une enquête publique. Les interrogatoires y sont longs et le risque de dérapage est constant.

Comme les sept ministres qui l’ont précédé depuis lundi, M. Trudeau a évité le pire. Il s’expliquait de façon sobre, claire et réfléchie, sans cassette.

A-t-il été convaincant ? Ça dépend du cadre d’analyse.

Il était plus habile sur le plan politique que sur le plan juridique.

Selon un sondage Abacus Data publié fin octobre, 60 % des Canadiens appuyaient le recours à la Loi sur les mesures d’urgence, et les audiences cette semaine n’ont pas dû les faire changer d’avis.

Quant à savoir si M. Trudeau a respecté la loi, la réponse est moins claire.

Pour invoquer l’état d’urgence, la sécurité nationale doit être menacée. Quatre cas le justifient : espionnage et sabotage ; ingérence étrangère ; « violence grave » dans un but politique, religieux ou idéologique ; et enfin, des « actions cachées et illicites » visant à « saper » notre gouvernement.

Le fédéral doit consulter les provinces et démontrer que tous les moyens disponibles ont été utilisés sans succès.

Le patron du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a avoué cette semaine que les perturbations à Ottawa et ailleurs au pays ne répondaient pas à ces critères.

La commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a aussi indiqué que la veille de l’invocation de cette loi, un nouveau plan d’intervention se préparait.

Les postes frontaliers de Windsor (Ontario) et de Coutts (Alberta) étaient rouverts ou en voie de l’être. Et une entente était en préparation avec certains responsables de l’occupation du centre-ville d’Ottawa — rien ne garantit toutefois que les manifestants l’auraient respectée.

Malgré tout, Judy Thomas, la conseillère à la sécurité nationale de M. Trudeau, lui a recommandé d’invoquer cette mesure d’exception.

Le patron du SCRS lui a dit la même chose. On se trouve ainsi devant une agence qui croit qu’une mesure est à la fois injustifiée et requise.

À leurs yeux, notre définition juridique de la sécurité nationale serait trop restrictive.

Il faut se remettre dans le contexte.

La Maison-Blanche se demandait si le Canada était encore un partenaire commercial fiable. L’intégration des chaînes d’approvisionnement était menacée. Même si les frontières étaient à nouveau dégagées, il était plausible que les blocages reprennent.

À Coutts, la police venait de saisir des armes qui semblaient conçues pour une insurrection. Selon la GRC, ces gens semblaient prêts « à mourir pour la cause ».

Le gouvernement Trudeau craignait ces insurgés, mais il semble avoir élargi la notion de sécurité nationale pour y inclure l’économie. Et il l’a invoquée pour intervenir en partie de façon préventive, après en avoir simplement informé les provinces. Ce n’était pas une consultation en bonne et due forme.

Le gouvernement Trudeau répond qu’il agissait sur la recommandation du SCRS et de sa conseillère à la sécurité nationale. Et il ajoute que c’est lui, et non le SCRS, qui est ultimement responsable d’évaluer si la menace correspond aux critères prévus dans la loi.

C’est vrai. Mais le problème, c’est qu’il refuse de dévoiler son argumentaire juridique. Cet avis est confidentiel, a expliqué le ministre de la Justice, David Lametti.

Le fédéralisme canadien paraît mal dans cette crise. La division des pouvoirs y est rigide et confuse.

La responsabilité première de l’occupation d’Ottawa revient à sa police municipale. Elle prévoyait que les occupants partiraient après quelques jours, et elle n’avait aucun plan pour les expulser.

L’Ontario n’a pas brillé non plus. Son premier ministre, Doug Ford, craignait d’être accusé d’ingérence dans les opérations policières. Il a donc offert le service minimal.

La province et le fédéral se renvoyaient la balle pour notamment savoir de qui relevait le pont Ambassador au poste frontalier de Windsor. Quand le gouvernement Trudeau a demandé au ministre de la Justice de Queen’s Park de lui proposer un plan, ce dernier a répondu par texto : « Je ne reçois pas d’ordres de vous, vous n’êtes pas mon fuc*ing patron »…

Il faut être cohérent. Le fédéral ne peut pas être l’unique responsable de ce qui relève aussi des provinces et des municipalités.

Que serait-il arrivé si M. Trudeau avait donné le temps à la GRC d’appliquer son nouveau plan ? On ne le saura jamais.

Au sujet des occupants d’Ottawa, le premier ministre a dit ceci vendredi : « ils ne voulaient pas être écoutés, ils voulaient être obéis ». À elle seule, cette phrase explique pourquoi la décision de M. Trudeau est encore appuyée par une majorité de Canadiens.

Reste que le raisonnement de M. Trudeau est risqué. Car il a ouvert une brèche. S’il recourt à la Loi sur les mesures d’urgence sans détailler davantage son argumentaire juridique, qu’est-ce qui empêcherait un futur gouvernement de l’imiter dans un autre dossier ?