Un « troupeau de vaches en cavale » : déjà, le titre de l’article de Sébastien Houle, du Nouvelliste1, nous plonge dans l’absurde. Comme « invasion d’hippopotames au conseil municipal » ou « orignal arrêté au volant d’une Mercedes pour excès de vitesse ».

C’est un truc de Tourisme Mauricie, non ?

Non, c’est vrai.

Un beau jour d’été, en ayant marre de la vie de pacage, 15 vaches ont quitté leur enclos de Saint-Barnabé, en Mauricie. Il y aurait eu des naissances. On les voit parfois sortir du bois à la tombée de la nuit.

Elles sont « retournées à la vie sauvage », nous dit-on.

Mais comment l’animal qu’on croyait le plus placide et le plus domestiqué sur Terre a-t-il seulement pu fuir sans revenir ? Même le chat revient. Et survivre ?

Et puis comment « redevenir » ce qu’on n’a jamais été, c’est-à-dire libre, autonome, farouche… forestier ?

Personne ne sait comment les récupérer. Ministères, municipalités, SPCA, cowboys… Y a rien à faire.

Dans un pays où l’on extermine le caribou forestier, on ne sait pas comment capturer 20 vaches.

Quinze vaches sautent la clôture et tout est renversé. Quinze vaches désertent et c’est l’humain qui se révèle emprisonné dans des pacages bureaucratiques aux clôtures infranchissables. De qui relèvent les vaches, juridiquement parlant ? Est-ce un animal vraiment sauvage ? Peut-on le chasser ? À partir de quand perd-on son statut d’animal domestique ? Un lasso autour d’un veau à Saint-Tite, ça va, mais essayez donc de pogner une vache laineuse ébouriffée et rétive au milieu des épinettes…

C’est comme une évasion de prison, mais sans la peur : on peut prendre pour la vache sans retenue.

Je suis bouleversé par cette affaire. Ma conception même de la vache a pris le champ.

On les regarde en bord de route, avec leurs grands yeux humides, l’air de ne rêver à rien, l’air de déplorer mollement l’agitation du monde qui poursuit sa course folle. À la frénésie du monde, elles opposent apparemment la douceur de la vie champêtre sans tracas, où l’on marche dans un buffet à ciel ouvert avant de rentrer peinarde en jasant avec les copines. La vache nous beugle de ralentir et de cesser de pousser sur le produit intérieur brut.

Elle a passé un contrat avec l’humain : en échange de sa sécurité, on réquisitionne ses mamelons à heure fixe pour nourrir la Nation. On dirait qu’elle aime sa vie.

Tu regardes une vache et aussitôt tu sens monter la paix en toi. On peut d’ailleurs regarder une vache très longtemps, c’est thérapeutique – pas aussi longtemps qu’un chat, dont le design atteint une sorte de perfection, mais vraiment longtemps quand même.

Mais c’est faux, tout ça. Cette évasion nous montre quoi, au fond ? Sous des dehors de béatitude bienveillante, la vache s’emmerde profondément. Quand elle s’arrête de brouter pour regarder passer les trains, elle rêve. Elle rêve de Saskatchewan, de Témiscamingue et de Texas. Elle rêve d’herbe grasse et d’eau de source. Elle rêve surtout à pas de clôture.

Ce n’est en effet pas la sérénité qu’on lit dans ses yeux ronds. C’est la résignation et la défaite. Foin jaune en hiver, mouches sur la tête en été qu’une queue trop courte n’arrive pas à chasser. La vache ne connaît plus la copulation. C’est de l’équipement métallique ou un gant en latex qui la pénétrera. Et quand elle accouchera, ce ne sera que pour pouvoir allaiter brièvement le veau qu’on lui retirera le plus vite possible, et ensuite les camions-citernes, pendant qu’elle entendra son veau brailler nuit et jour.

Et on remettra ça, allez hop, un autre veau, les citernes attendent…

C’est pas si tripant, la vie de vache, c’est pas si doux, c’est même très violent, finalement.

Alors quand tout d’un coup une brèche dans la clôture apparaît, elles se regardent : on y va, gang ?

Oh que oui, on y va.

Car enfoui au fond de la vache, il reste le préhistorique souvenir de l’aurochs, avec ses longues cornes qui poussaient sans contrainte. L’égal du noble zébu ou des grands cerfs, qui a brouté l’Europe d’est en ouest. Le dernier aurochs à avoir vécu en vache libre a été tué en Pologne il y a 400 ans.

Comment pourront-elles survivre en liberté, elles qui sont nourries, soignées, protégées, vétérinées depuis des générations ?

Deux troupeaux de quelques centaines de vaches évadées se promènent à la frontière franco-espagnole depuis quelques années et ne semblent pas en voie de s’éteindre, même si on les chasse, même si elles terrorisent les marcheurs…

Avez-vous déjà vu l’intérieur d’une vache ? L’artiste Damien Hirst en a coupé une par le travers en deux et l’a mise dans du formol. Si vraiment le « deuxième cerveau » est le système digestif, ces animaux sont d’une redoutable intelligence et ruminent des projets très compliqués.

Le Québec n’est pas l’Espagne, vous avez raison, et l’hiver qui commence en viendra peut-être à bout. Les évasions de prison, de zoo ou de ferme finissent rarement bien.

Mais ces vaches nous révèlent un secret zoologique.

La vache rêve, mesdames et messieurs.

Alors parfois, un beau jour d’été, malgré des siècles d’asservissement, ou à cause de ça, un courage indomptable monte en elle. C’est sa chance. Maintenant. Elle a plusieurs estomacs, mais une seule vie. Tout le peuple des vaches prisonnières meugle du fond de ses inextricables kilomètres de boyaux digestifs le cri de la libération.

Elle saute. Elle va vivre son rêve sauvage de vache.

Qui savait même qu’une vache rêve ? Qui pouvait prévoir qu’une vache voudrait vivre son grand rêve de vache ? Un rêve peut-être plus fou, plus audacieux que les nôtres, maintenant que j’y pense.

Rêvez-vous ?

1. Lisez l’article du Nouvelliste