Journalistiquement, c’est un dossier qui n’aurait pas dû me donner de maux de tête. Je voulais simplement en savoir plus sur les Ukrainiens qui arrivent au Québec grâce au programme de visas du gouvernement fédéral qui leur est destiné et dont je traitais lundi dans ma chronique.

Un programme qui implique des centaines de millions en fonds publics.

D’où arrivent ces Ukrainiens ? Voit-on plus d’hommes arriver à partir de la Russie depuis que Vladimir Poutine a annoncé une mobilisation partielle, à la fin de septembre ? Est-ce que des Ukrainiens installés à l’étranger depuis des années utilisent ces visas pour immigrer sans avoir à s’inquiéter des critères habituels et en récoltant de l’aide financière ? Ces informations devaient me permettre de mieux comprendre l’impact du programme mis en place par le gouvernement Trudeau en mars dernier et qui connaît depuis une immense popularité : 689 000 demandes à ce jour et plus de 420 000 visas accordés. Du jamais-vu.

Lisez la chronique « Des visas tous azimuts »

J’ai donc contacté la principale organisation qui travaille auprès des Ukrainiens qui arrivent à Montréal, le Centre social d’aide aux immigrants (CSAI). Et j’ai reçu cette réponse. « Le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration du Québec (MIFI) a demandé de référer les médias chez eux », m’a écrit Ghazaleh Moradiyan.

Lorsque j’ai insisté, expliquant que ce sont les expériences de ceux qui offrent directement des services aux Ukrainiens qui m’intéressaient, j’ai eu droit à une réponse encore plus catégorique. « Les instructions du ministère sont claires sur le sujet et il faudrait les respecter », m’a répondu la responsable du dossier au CSAI. J’ai sourcillé – allô, liberté d’expression ! –, mais je ne me suis pas laissé abattre.

Des Ukrainiens fraîchement arrivés m’avaient parlé d’une villa de Pierrefonds où ils ont été hébergés gratuitement pendant leurs deux premières semaines à Montréal. Ils l’ont surnommée « le château » et ne tarissaient pas d’éloges sur l’accueil qu’ils y ont reçu. Ignorant quel organisme était aux commandes, j’ai mis le cap sur ce centre d’hébergement avec mon collègue photographe Robert Skinner. Un écriteau « Accès interdit » bloquait l’entrée au site.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Terrain du centre d’hébergement accueillant des Ukrainiens

À pied, nous sommes allés nous présenter à la sécurité. Le responsable de la Croix-Rouge canadienne, qui exploite le centre d’hébergement grâce au financement du MIFI, a été prévenu de notre arrivée, mais n’est pas venu nous parler sur-le-champ.

Entre-temps, nous avons entamé une conversation avec deux hommes fraîchement arrivés de Crimée, une province ukrainienne annexée à la Russie lors d’un référendum controversé en 2014. Oleksii et Aleksei, âgés tous deux de 31 ans, ont accepté de nous donner une entrevue et nous ont expliqué avoir quitté la Crimée pour échapper à la mobilisation russe. Pour protéger leurs proches, qui veulent les rejoindre bientôt grâce au même programme de visas, ils nous ont demandé d’utiliser uniquement leurs prénoms.

Nous étions en train de prendre des photos des deux hommes à l’extérieur de la villa quand le responsable de la Croix-Rouge est arrivé, nous sommant de partir, citant les règles de l’organisation. Pas question de nous donner une entrevue ou de nous en dire plus sur la clientèle et les services offerts. Nos deux interviewés regardaient le sol, se demandant dans quel pétrin ils venaient de se mettre.

Aux relations médias de la Croix-Rouge canadienne, Carole Dussault nous a expliqué que son organisation est « soumise aux paramètres de ses partenaires ». « Comme c’est le MIFI qui est notre mandataire, nous ne donnons pas une entrevue sans leur dire », m’a-t-elle expliqué.

Le scénario a été pas mal semblable à l’aéroport, où nous avons tenté de parler avec les employés du kiosque du gouvernement du Québec accueillant les Ukrainiens fraîchement arrivés. Ils nous ont dirigés vers la ligne média du MIFI ainsi qu’à la responsable du CSAI qui avait déjà refusé de m’accorder une entrevue.

Un peu la maison des fous, vous dites-vous ? Ce n’est pas terminé. Quand j’ai appelé Alexandre Lahaie, attaché de presse de la ministre de l’Immigration du Québec, Christine Fréchette, ce dernier est tombé des nues. Derrière tout ce mutisme, m’a-t-il dit, se cachait un malentendu. Le MIFI, explique-t-il, a offert de s’occuper des demandes des journalistes pour décharger les organismes communautaires qui en avaient plein les bras au printemps dernier. « On est désolés de voir que ça a été mal interprété. Les organismes ont le droit de parler aux médias pourvu qu’ils respectent la confidentialité et les renseignements personnels », m’a-t-il dit, promettant de rectifier le tir.

Tant mieux.

Cela dit, ce n’est pas la première fois que je me heurte à une étrange omerta en couvrant des questions liées à l’immigration au Québec. En 2018, lorsque j’ai voulu visiter un centre d’hébergement pour les demandeurs d’asile dans l’ancien hôpital Royal Victoria – que plusieurs disaient en piteux état –, j’ai frappé mur après mur d’interdiction, et ce, malgré le fait que les installations étaient financées par l’État.

Lisez le reportage de 2018 sur le Royal Victoria

Cette propension au silence dans le milieu de l’immigration québécois est d’autant plus surprenante qu’elle n’est pas généralisée ailleurs dans le monde. Au cours des 20 dernières années, j’ai pu visiter des camps de réfugiés, parler avec des gens y travaillant ou y vivant dans des endroits aussi variés que l’Iran, la Russie, le Kenya, l’Afrique du Sud, la Grèce ou les États-Unis. Sans nécessairement m’annoncer d’avance. Et pas seulement pour y voir du joli.

Dans tous ces endroits, j’étais soumise aux mêmes règles de déontologie qu’au Québec. Pas question de tordre le bras à quiconque pour qu’il me raconte son histoire. Pas question de publier les renseignements personnels sans consentement. En retour, mes collègues et moi-même nous attendons à un minimum de transparence.

Avec l’arrivée de nombreux demandeurs d’asile au chemin Roxham et dans le contexte de la guerre en Ukraine, nos gouvernements investissent des sommes significatives dans l’hébergement et l’accueil de nouveaux arrivants.

C’est le travail des journalistes d’avoir l’œil sur ces dépenses publiques, sur l’efficacité et la portée des programmes d’immigration ainsi que sur le sort des usagers. Surtout que ces derniers, dans une position de grande vulnérabilité, n’ont habituellement pas de voix au chapitre.

Ukrainiens fuyant le conflit : la part du Québec

Des 117 000 ressortissants ukrainiens qui sont arrivés au Canada depuis janvier, on ignore exactement combien d’entre eux se sont installés au Québec, mais on a une petite idée. Selon le MIFI, au 10 novembre, 7156 d’entre eux avaient ouvert un dossier à la Régie de l’assurance maladie du Québec. On sait aussi que 2618 ménages, représentant 5200 personnes, se sont adressés au kiosque d’accueil du gouvernement à l’aéroport Trudeau entre le 1er avril et le 10 novembre.