Vous venez du Donetsk et vous soutenez la guerre russe contre l’Ukraine depuis le tout début. Vous avez trouvé refuge en Russie pour échapper aux combats, mais voilà, vous n’aviez pas envie d’être mobilisé par l’armée russe et d’être envoyé au front. Que faire ? Demandez un visa de trois ans pour le Canada ! Vous êtes admissible.

Idem si vous étiez un collaborateur des forces russes pendant qu’elles occupaient Kherson et qu’elles y commettaient des crimes de guerre.

On ne vous posera pas de questions sur vos allégeances. On vous donnera même une assistance financière lors des premiers jours de votre arrivée au Canada : 3000 $ par adulte et 1500 $ par enfant seront déposés dès que vous ouvrirez un compte bancaire au pays.

Vous aurez aussi droit à un permis de travail de trois ans, à un hébergement temporaire gratuit et à une myriade de services pour vous permettre de vous installer, dont la carte d’assurance maladie si vous vous installez au Québec.

Surprenant ? C’est pourtant absolument possible selon les modalités du programme de visa pour les Ukrainiens mis en place par le gouvernement fédéral en mars dernier après l’invasion russe du pays d’Europe de l’Est.

Un passeport ukrainien et un test biométrique suffisent pour ouvrir grand les portes du Canada.

Et ce constat n’est pas que théorique. « J’avais demandé le visa depuis mars dernier. Quand la mobilisation [annoncée par Vladimir Poutine] a débuté, je suis parti le plus rapidement possible », m’a confié Oleksii, un nouvel arrivant croisé à la fin du mois dernier. Il a quitté à la hâte la Crimée, annexée à la Russie en 2014, pour mettre le cap sur le Canada. Il m’a demandé d’utiliser seulement son prénom pour ne pas nuire à sa famille. Je vous en reparle mardi, dans une deuxième chronique.

Ce programme de visa sans précédent est assorti d’une popularité sans précédent.

En date du 13 novembre, 689 854 personnes détenant un passeport ukrainien et leurs proches avaient fait la demande d’un tel visa et 420 196 l’avaient reçu.

Les autres demandes – hormis quelque 2100 demandes refusées pour maintes raisons – seront étudiées dans les prochains mois.

PHOTO GRAHAM HUGHES, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Des réfugiés ukrainiens arrivent à l’aéroport Montréal-Trudeau, le 29 mai dernier. Les Ukrainiens et leur famille sont accueillis par un kiosque du gouvernement provincial leur souhaitant la bienvenue et leur offrant de l’aide pour leur établissement temporaire au pays.

Tous les détenteurs de visa n’ont pas sauté dans l’avion pour venir au Canada. Depuis le 1er janvier, plus de 117 000 Ukrainiens et les membres de leur famille sont arrivés au pays, parce qu’ils ont obtenu soit une résidence permanente, soit un visa dans le cadre du programme spécial. En date du 6 novembre, 79 556 avaient demandé l’assistance financière offerte par le gouvernement.

Les autres individus qui ont un visa canadien en poche peuvent décider de venir au pays au moment de leur choix au cours des trois prochaines années.

Ces chiffres ont de quoi laisser songeur. À titre comparatif, lors d’une année moyenne, le Canada reçoit de 30 000 à 50 000 demandeurs d’asile par année. Et depuis le retour des talibans au pouvoir en août 2021, le Canada a accueilli environ 22 000 Afghans, malgré ses promesses d’en accueillir deux fois plus.

« Le Canada a facilité l’arrivée de n’importe qui détenant un passeport ukrainien. Il a ouvert les portes grand, grand, grand », remarque à ce sujet la présidente de la section montréalaise de la Fédération nationale ukrainienne, Katrusia Smolynec.

Si elle note que la majorité des nouveaux arrivants sont venus de l’Ukraine pour fuir la guerre, elle ne cache pas que l’absence totale de balises dans le programme de visa est à l’origine d’un certain malaise.

En général, dans la communauté ukrainienne, les gens regardent les jeunes hommes qui arrivent ici un peu croche. Certains d’entre eux sont en Russie depuis des années et sont venus parce qu’ils ne voulaient pas être mobilisés. Il y a de la suspicion à leur égard.

Katrusia Smolynec, présidente de la section montréalaise de la Fédération nationale ukrainienne

Certains visas profitent aussi à des Ukrainiens de la diaspora qui vivaient à l’extérieur de leur pays d’origine au début de la guerre. Selon les Nations unies, en 2019, ils étaient plus d’une dizaine de millions dans cette situation, dispersés entre la Russie, le Kazakhstan, les États-Unis, l’Italie et l’Allemagne, pour ne nommer que les destinations les plus populaires.

« Pour une partie des gens, ça devient un programme d’immigration facilité. Pour eux, ça va beaucoup plus vite que le processus habituel. Cependant, quand on regarde l’ensemble des nouveaux arrivants, la grande majorité n’avait aucune intention de venir au Canada avant l’invasion », dit Mme Smolynec. Cette dernière loue la générosité du gouvernement canadien, mais aimerait la voir s’étendre aux ressortissants d’autres pays en guerre.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des gens ayant fui la région de Kherson, en Ukraine, arrivent à la gare de Djankoï, en Crimée, le 21 octobre dernier

Mais pourquoi avoir mis en place un système de visa assorti de bénéfices financiers conséquents sans avoir pris le soin d’évaluer les besoins des demandeurs ? Dans les coulisses, dans le milieu de l’immigration, certains comparent le programme de visa pour les Ukrainiens à la Prestation canadienne d’urgence (PCU) versée à des millions de Canadiens sans vérification après le début de la pandémie de COVID-19.

En entrevue, le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, explique que son gouvernement a d’abord voulu agir vite quand il a mis sur pied ce programme inédit. « Notre considération première était la vitesse d’exécution. Il y avait des millions de personnes qui fuyaient simultanément [l’Ukraine]. On n’avait pas vu ça depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous voulions contribuer, faire partie de la solution et nous assurer que les gens avaient un endroit sûr où aller », expose-t-il.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Sean Fraser, ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté

Un programme de réfugiés en bonne et due forme, qui permet aux personnes choisies d’obtenir la résidence permanente, prend beaucoup de temps et n’aurait pas eu la portée désirée, dit-il. M. Fraser a donc décidé de se tourner vers l’équipe de son ministère qui délivre des visas temporaires aux visiteurs, aux étudiants et aux travailleurs étrangers. « C’est dans ce département qu’on a le plus de chevaux-vapeur », dit-il.

Selon lui, l’utilisation du test biométrique permet d’écarter des individus qui auraient pris les armes contre l’Ukraine dans le Donbass ou ailleurs, mais dans un souci de célérité, le Canada n’a pas cru bon d’ajouter d’autres critères de sélection. J’ai demandé plus de précisions sur le fonctionnement du test biométrique, mais n’en ai pas obtenu.

Un Ukrainien vivant à Paris ou à Moscou depuis 20 ans est donc sur un pied d’égalité aux yeux du programme avec une Ukrainienne qui vit à côté de la centrale nucléaire de Zaporijjia, sans cesse attaquée par l’envahisseur russe.

Le Canada pouvait-il faire autrement ? Absolument. Il faut regarder en Europe pour s’en convaincre. Entre le 24 février et le 8 octobre, 4,7 millions d’Ukrainiens ont obtenu une protection temporaire d’un an dans un pays de l’Union européenne. Ce statut leur permet de rester sur le territoire européen et de bénéficier de certains services (santé, éducation, logement) jusqu’en mars 2023. Cependant, pour l’obtenir, les demandeurs ont dû démontrer qu’ils étaient résidants en Ukraine avant le 24 février 2022, date de l’invasion. Les autres situations sont étudiées au cas par cas.

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Des réfugiés ukrainiens reçoivent de la nourriture à leur arrivée à la gare de Berlin, en Allemagne, en mars dernier.

Pour le moment, le ministre canadien de l’Immigration estime que son programme de visa se déroule bien. « Nous ne croyons pas que ça va au-delà de la portée que nous voulions lui donner », dit-il.

Il reste que 400 000 personnes ont en poche un visa qu’elles pourraient utiliser à tout moment si la situation se corse en Ukraine ou dans les pays avoisinants. Sommes-nous prêts pour des arrivées massives alors que les organismes qui travaillent auprès des personnes immigrantes disent déjà manquer de ressources ? « Nous surveillons ce qu’il se passe et nous nous assurons que nous sommes capables de gérer le tout », affirme Sean Fraser.

Pas un statut de réfugié

Les citoyens ukrainiens qui demandent un visa dans le cadre du programme spécial intitulé « Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine » n’obtiennent pas le statut de réfugié. Ils reçoivent un visa de résidence temporaire et ont droit à un visa de travail de trois ans. Ce visa est accompagné d’une aide financière lors de l’arrivée (9000 $ pour une famille avec deux parents et deux enfants). Au Québec, les détenteurs de ces visas ont droit aux soins de santé, à la gratuité scolaire au primaire et au secondaire, aux cours de francisation, ainsi qu’à l’aide sociale. Ceux qui voudront rester au Canada à plus long terme devront faire une demande de résidence permanente.