Les corps de la grande mosquée de Québec n’étaient pas encore froids que, dans les jours qui ont suivi le massacre du 29 janvier 2017, les désinformateurs travaillaient fort pour polluer la réflexion sur cette attaque.

Prenez André Arthur. C’est pas un crime raciste, avait décrété l’animateur de radio, aujourd’hui décédé, c’est un crime passionnel ! Le tueur avait un amant musulman ! Pis les médias vous le disent pas !

Ça a toujours été faux1.

Pourtant, à Québec, on trouve encore dans certains esprits les vestiges de cette théorie du complot qui avait le « mérite » pour les racistes de purger le racisme du débat sur le massacre. Tous ceux qui banalisent les idées d’extrême droite ont pu s’accrocher à cette fausse théorie comme on s’accroche à une bouée.

La suite des choses a montré que le tueur avait bel et bien des vues d’extrême droite. Il admirait des figures racistes aux États-Unis et en France, son esprit était pollué par des discours présentant les musulmans comme une menace directe à la vie des Occidentaux. Le tueur se sentait menacé par les réfugiés syriens, par exemple.

Je fais un détour par Québec pour arriver à San Francisco. Suivez-moi…

Nancy Pelosi est la numéro trois du gouvernement américain. Elle est la présidente (démocrate) de la Chambre des représentants.

À ce titre, Mme Pelosi est considérée comme une traîtresse par nombreux partisans républicains radicalisés (pourcentage de républicains désinformés qui croient que Donald Trump s’est fait voler la présidentielle de 2020 : 70 %). Les émeutiers du Capitole, le 6 janvier 2021, l’auraient tuée s’ils l’avaient trouvée.

Dans la nuit de jeudi à vendredi, un homme s’est introduit dans la maison que Mme Pelosi partage avec son mari, Paul, à San Francisco 2. Selon des sources policières, l’intrus cherchait Nancy Pelosi (« Where is Nancy ? », criait-il). Paul Pelosi a eu le temps d’appeler le 911, et la police est arrivée au moment où l’assaillant vargeait sur l’homme de 82 ans avec un marteau (Mme Pelosi était à Washington).

Les traces numériques de l’assaillant3, David DePape, montrent un univers mental pollué par les théories du complot d’extrême droite disponibles ces jours-ci au grand buffet du conspirationnisme de l’époque : QAnon, le complot pandémique et vaccinal, et l’élection « volée » de 2020, le tout pimenté d’antisémitisme…

Bref, qu’un type semblable, désinformé et radicalisé, ait eu l’idée épouvantable de tuer une politicienne considérée comme une traîtresse par des millions d’Américains désinformés et radicalisés ne relève pas de la fiction. Il ne serait pas le premier à vouloir tuer une élue démocrate4.

C’est sans compter le vaste et efficace écosystème médiatique d’extrême droite qui, aux États-Unis, crée des univers parallèles où le réel est photoshopé pour le rendre plus doux aux yeux de ces millions d’Américains radicalisés qui pensent sincèrement (par exemple) que Barack Obama est un communiste musulman né au Kenya qui œuvrait — et œuvrerait encore – pour détruire les États-Unis d’Amérique…

Dans cet univers halluciné, il y a toujours des forces occultes qui veulent pervertir les USA, avec l’aide des démocrates séditieux. Dans cet univers, les influenceurs, médias et politiciens d’extrême droite créent et relaient ces bobards sans vergogne.

À propos de l’attaque sur Paul Pelosi, voici ce qu’un site à peu près inconnu au bataillon, le Santa Monica Observer, a décrété samedi : Paul Pelosi a été attaqué par un amant homosexuel qu’il avait rencontré dans un bar gai, jeudi soir !

Rien ne permet de penser cela.

La police n’a donné aucune indication en ce sens. Le District Attorney (l’équivalent du procureur de la Couronne) au dossier non plus.

Tout pointe vers un inconnu instable qui a voulu tuer Mme Pelosi, une femme qu’une bonne portion des fans de Donald Trump tient pour une traîtresse.

Je souligne ici que le Santa Monica Observer a décrété en 2016 qu’Hillary Clinton était secrètement décédée et qu’elle avait été remplacée par une doublure5, lors d’un débat avec Donald Trump (pas de farces).

Bref, le Santa Monica Observer, c’est pas un site crédible… C’est pas le genre de site qu’une personne avisée et de bonne foi devrait citer. C’est pour le moins imprudent de le faire.

Mais ces prochains jours, la fausse théorie de l’amant homosexuel de Paul Pelosi inventée par ce site risque de se disséminer partout dans l’écosystème de l’extrême droite américaine, comme le démontre cet analyste dans une série instructive de tweets6.

Et aux États-Unis, tous ceux qui banalisent la dangerosité d’idées qui présentent les adversaires démocrates comme des ennemis mortels vont s’accrocher à cette fausse théorie de l’amant homosexuel de M. Pelosi comme on s’accroche à une bouée…

Jusqu’ici, la naissance de cette théorie complètement folle, invalidée par les faits, ne serait qu’un autre exemple de la force de la désinformation aux États-Unis. Le hic, c’est qu’elle a été relayée sans vergogne par le nouveau propriétaire de Twitter, Elon Musk. Suivez le guide…

Samedi, Mme Clinton a tweeté ces mots : « Le Parti républicain et ses relais diffusent de la haine et des théories du complot. Il est choquant, mais pas surprenant que cela cause de la violence. Comme citoyens, nous devons les tenir responsables de leurs mots et des conséquences que ces mots entraînent. »

Réponse d’Elon Musk à Mme Clinton7, en pointant vers le « scoop » mensonger du Santa Monica Observer : « Je pense qu’il y a une petite possibilité que l’histoire soit plus compliquée que cela… »

Elon Musk a effacé le tweet, devant le tollé général, sans un mot d’explication.

Mais le boss de Tesla fut quand même le plus grand relais de cette toxine informationnelle : le milliardaire compte 112 millions d’abonnés.

Lui qui dit avoir acheté Twitter en partie pour purger la plateforme de son supposé « biais de gauche » a amplifié un mensonge qui disculpe commodément l’extrême droite…

André Arthur, au ciel (ou en enfer), doit se dire qu’il a trépassé trop tôt : Twitter est désormais propriété d’un type qui utilise les mêmes méthodes que lui, jadis.

1. Lisez notre dossier sur la tuerie de Québec 2. Lisez l’article « L’agresseur du mari de Nancy Pelosi cherchait la politicienne » 3. Lisez l’article d’AP News sur les croyances conspirationnistes de l’assaillant de Paul Pelosi (en anglais) 4. Lisez l’article « Trois militants d’extrême droite reconnus coupables de “terrorisme intérieur” » 5. Lisez l’éditorial du Los Angeles Times sur les fausses nouvelles (en anglais) 6. Consultez la série de tweets de l’analyste des médias Matthew Gertz (en anglais) 7. Consultez le tweet d’Elon Musk (en anglais)